samedi 5 novembre 2022

Variations


J'ignore si c'est possible, j'ignore même si c'est souhaitable, mais j'aimerais écrire comme un musicien compose des variations. Cette idée, ce désir s'impose de plus à en plus à moi, alors que je l'ai longtemps combattu. Il est possible que cette voie soit une impasse, mais il est des impasses où l'on juge bon de se perdre, des chemins où l'on aime être seul. 

Tout est variation. La vie est variation. Les cellules du corps humain sont des variations d'elles-mêmes. L'amour est une variation de l'abandon. Le passé est une variation du présent, l'avenir également. La vieillesse est une variation de la jeunesse, qui est elle-même une variation de l'embryon, qui est lui-même une variation de l'ovule, les organes sont des organisations variées, le visage est une variation du corps, le corps du visage, la main du pied, le vagin du pénis, le plein du vide, le temps de l'espace, la vibration du néant, le regard de l'écoute, la pensée du sommeil, l'homme de l'animal, le clavier de l'alphabet, la musique de la peinture, la colère de la joie, l'année de la semaine, le jour de la nuit, et la vie elle-même est une variation de la mort, autour de la mort, avec la mort comme thème central dont tous les autres découlent, la durée, le vide, l'infini et l'oubli. Les larmes sont des variations de la mer, ou du sang, l'enfant est une variation de la mère, l'autre est une variation du même, celui qui pleure est une variation de celui qui rit. La langue est une variation, sans doute la plus riche, la plus accessible, la plus signifiante pour l'homme, elle est la Variation-mère, pourrait-on dire, ou sa matrice, elle est en cela très proche du destin génétique tel qu'il se présente à nous. Des lettres aux Lettres, des caractères aux visages, des surfaces aux volumes, des signes aux mots et des mots aux notes, le monde ne cesse de se recomposer en d'infinies variations — c'est la vie, c'est le vivant qui parle à travers les êtres, et souvent même à leur insu. 

Les musiciens, et parmi les musiciens, les compositeurs, sont sans doute les plus attentifs à la Variation. Bien sûr, un écrivain digne de ce nom sait aussi qu'un livre n'est qu'une variation sur un titre, ou même sur un mot, mais il le sait sans le savoir, il n'y pense guère, tout occupé qu'il est par le sens et par le récit, alors qu'un compositeur, heureusement délesté de la signification et de l'écrit, met toute son âme à organiser la variation, car les notes et les accords, à la différence des mots, permettent de faire des phrases irréfutables (indiscutables) et pourtant non péremptoires : elles n'affirment rien, elles se contentent d'être justes, c'est-à-dire portées par un rythme et une harmonie qui les justifient, qui les amènent à ce point unique et non reproductible qui semble tout naturellement séparer la nécessité de la contingence, le naturel de l'artificiel, l'art du non-art. 

Prenons ce qu'on appelle un thème. Un thème est une mélodie qui va donner naissance à d'autres mélodies, qui va revenir, une mélodie reprise, transformée, métamorphosée, segmentée, augmentée, divisée, diminuée, inversée, reflétée, transposée, diffractée, dilatée ou au contraire comprimée, déformée, récapitulée, en un mot, variée. Un thème est également un signe, un appel, une balise, un repère, un seuil, une borne, une frontière. Un thème, c'est ce qui se dresse, ce qui surgit, ce qui parle depuis un nom propre. C'est lui qui créera et indexera la forme, qui signalera les retours, les suspensions, les transitions, les fins, et c'est lui aussi qui donnera un sens au développement, une physionomie au temps, une singularité et une allure à la succession de tensions et de détentes qui font avancer la musique, qui la font se mouvoir dans la durée et se rapprocher de nous sans que jamais heureusement nous ne soyons en mesure de l'atteindre. Avant que le thème soit thème, il est mélodie, c'est-à-dire  figure qui contraint les notes, qui imprime des directions et des courbes à leur succession, qui crée des rapports, des tensions, des pôles, des intersections, des intervalles, des échelles, qui sculpte un visage, qui imprime une physionomie, qui nous rend le moment sensible et familier (ou étrange) et nous donne l'illusion d'une parole qui donne un sens à nos sens. Mais la mélodie est elle-même variation. Dès qu'il y a deux notes qui se succèdent, il y a variation : la seconde est une variation de la première, et la première est une variation de la seconde, puisque la musique fait intervenir la mémoire, ô combien !, et qu'elle se meut dans toutes les directions simultanément : c'est la raison pour laquelle l'harmonie (le vertical) est elle-même une variation de la mélodie (l'horizontal). Il est impossible d'imaginer que la musique en soit restée à la monodie, car la monodie contenait déjà en elle-même, à l'état latent, la polyphonie. Qui de l'harmonie ou de la mélodie est première ? Il est difficile de le dire, tant ces deux catégories sont interdépendantes ; pourtant, j'aime penser que la mélodie est tout entière déjà contenue dans l'accord, puisque chaque son naturel est déjà constitué d'un faisceau organisé de notes (les sons purs n'existent pas dans la nature, le vivant ne le supporte pas). Si les hommes ont pensé un jour à chanter, si le chant est venu à leur bouche, c'est peut-être qu'ils ont d'abord entendu (ou deviné) ce qu'un son exprimait (révélait) de manière à la fois instantanée et cachée : le son est un paradoxe — il est à la fois muet et discoureur. Le chant n'est donc peut-être que la réalisation note à note, que l'ordonnancement dans le temps d'un précipité sonore, celui du donné, celui de la vibration des corps. Tache ou dessin, couleur ou trait ? Les deux se tiennent embrassés. C'est des rapports intimes et passionnels (et parfois conflictuels) de ces deux dimensions qu'est née la musique telle qu'elle a existé depuis le plain-chant. On serait tenté de dire : telle qu'elle a existé après le plain-chant, mais je crois que dès lors, la présence du Vertical était déjà active et signifiante — on ne peut pas concevoir de mélodie sans que celui-ci l'ordonne, et plus que cela, la structure. C'est ainsi : il y a des notes qui dominent et des notes qui sont dominées, l'égalité n'existe pas dans le chant, et même la musique dodécaphonique, qui un temps a prétendu abolir ces hiérarchies, a dû bien vite les rétablir par d'autres moyens que ceux de l'harmonie tonale. On pourrait aller jusqu'à dire que le Chant est la manifestation sensible de l'inégalité sonore naturelle.

L'oubli est une variation sur la mémoire. Une variation vertigineuse et qui annonce la fin du souffle, l'effroi et la solitude. Mais qu'y a-t-il de plus beau qu'un chant qui ne s'adresse plus à personne, qui ne cherche plus à séduire ni à consoler ? Qu'y a-t-il de plus émouvant qu'un chant essoufflé, qui tend vers l'Absence radicale ? L'idéal de la musique est sa disparition, l'idéal du son est le silence, l'idéal de la couleur est le noir. 

Le vocable son est en français contenu dans les mots songe et mensonge. On oublie de l'entendre mais il est bien présent, c'est à lui qu'ils doivent cette vibration profonde qui les fait tomber en nous, comme les harmoniques sont présentes dans chaque son instrumental : il y a une part de rêve et de délire dans les corps résonants qui incitent l'homme à sortir de sa simple parole, qui le font passer de la langue au chant. C'est toute la différence qu'il y a entre entendre et comprendre