Mélanie Chavaux était moche. Fred Lampé était amoureux. Il avait coutume, lorsqu'il la prenait en levrette, le matin dans sa petite studette marseillaise, de lui dire qu'elle était belle, qu'il ne connaissait pas de femme plus belle. Il ne lui aurait pas dit ça une demi-heure plus tard, alors qu'ils étaient attablés devant leurs bols de thé à la mangue, dans la minuscule cuisine sans fenêtre, la radio allumée, mais, de dos, quand il voyait ses grosses fesses bouger avec une sorte de majesté âpre, il avait un irrépressible besoin de prononcer cette phrase rituelle qui invariablement restait sans réponse : « T'es belle, Mélanie. T'es la plus belle ! »
Pourquoi le disait-il ? Pour se donner du courage, pour faire plaisir à Mélanie, pour se consoler ? Le fait était là : à chaque fois qu'il pénétrait Mélanie dans cette position, ses grosses fesses gélatineuses et marquées de vergetures faisaient automatiquement venir à sa bouche la formule rituelle. En s'entendant prononcer les mots : « T'es la plus belle ! », sans voir le visage de Mélanie, il avait vaguement honte de lui, et s'attendait à une réaction de Mélanie, réaction qui n'était jamais venue.
Fred était ce genre de petit bourgeois, professeur de français au collège, qui achète du matériel Hi-Fi à la FNAC et des lave-linge sèche-linge à la CAMIF. Mélanie était aide-soignante à l'hôpital. Elle regardait C'est mon choix à la télé, quand lui préférait Apostrophes et Envoyé Spécial. Rien ne le prédisposait à trouver belle un boudin ; mais s'il avait jeté son dévolu sur elle, c'est bien parce qu'elle était moche. Il le savait, même s'il ne l'aurait jamais avoué.
Fred Lampé n'imaginait pas que Mélanie puisse croire ce qu'il disait dans leurs moments d'intimité. C'est pourtant ce qu'il advint. Mélanie, contre toute attente, finit par se croire belle. Il le comprit le jour où elle commença à lui envoyer par sms des photos de ses fesses, des photos qu'elle accompagnait de mots tendres et sentimentaux. Après les fesses, Mélanie se mit à photographier ses seins, puis son ventre, puis ses pieds, puis ses jambes, puis son sexe. Enfin, un jour, elle photographia son visage. Elle prit un cliché, puis deux, puis trois, puis une dizaine, puis une centaine. Mais elle n'envoya rien. Elle s'enferma chez elle, se fit porter pâle, et passa une journée entière à faire des photos de son visage. Vers six heures du soir, après des milliers de photos sur le même sujet, elle envoya à Fred un écran noir avec ses quatre mots inscrits en blanc : « Je vais te tuer. »
Fred était chez lui, en train d'écouter Jean Ferrat, quand arriva le texto. Il avait son casque sur les oreilles et sirotait un jus de grenade bio. Il n'entendit pas le portable vibrer. Les très nombreux sextos envoyés par Mélanie ces derniers jours l'avaient d'abord surpris, mais la seule chose qui l'inquiétait réellement était qu'il faudrait bien à un moment donné expliquer à Mélanie qu'elle n'était pas jolie. Mais rien ne pressait, et ces envois à répétition le distrayaient un peu de leur morne routine. Il lut le texto une heure après l'avoir reçu, et ne comprit pas du tout ce qu'elle entendait par là. Était-elle en colère ? Pour quelle raison ? Était-ce une plaisanterie ? Une plaisanterie érotique ?
À huit heures, comme elle n'était toujours pas là, alors qu'ils étaient convenus de se retrouver chez lui pour le dîner, Fred repensa au message de Mélanie et tenta de lui téléphoner. Répondeur. Il envoya un texto pour lui demander de le rappeler. À Neuf heures, toujours rien. Il rappela, et il envoya un autre sms, plus pressant, toujours en vain. À dix heures il corrigeait des copies avec son stylo quatre-couleurs tout en écoutant un disque de Jacques Bertin. À dix-heures et demie, il rappela Mélanie, plusieurs fois. Et encore. Toujours en vain. Il se coucha plein d'étonnement. Quelle mouche la piquait ? Ça ne lui ressemblait guère, mais les photos qu'elle lui envoyait depuis quelques jours, ça ne lui ressemblait pas non plus. Il prit un somnifère et s'endormit facilement.
Le lendemain, Germain Lastrapel, gardien au Centre de la Vieille Charité, eut la surprise de découvrir Mélanie Chavaux, entièrement nue, endormie dans une des salles du Musée d'Archéologie Méditerranéenne. Elle s'était laissé enfermer, la veille, et avait passé la nuit à déambuler et à se prendre en photo. Sur ses cuisses était écrit, au rouge à lèvres : « Je vais te tuer, Fred Lampé. »