vendredi 9 août 2019

Avron le tireur


Était-ce Patrick, ou Philippe, ou Pierre ? Je ne sais plus comment se prénommait Avron le tireur. Il arrivait, sur son vélo, placide, grand, très peu souriant. Les parties se déroulaient sous le Grand Café, en face de la place d'Armes, au bout de la longue rue Montpellaz, qui réunissait Rumilly le haut et Rumilly le bas. Le Grand Café, que tout le monde appelait le Grand'Jus, faisait le coin, et il était très achalandé, le dimanche avant le déjeuner, car s'y tenait le comptoir du PMU. Nous ne le fréquentions pas, mais parfois, le dimanche après-midi, je rejoignais mon père qui allait assister à des parties de boule lyonnaise. Le terrain était situé derrière le café, en contrebas, comme s'il avait été creusé à plus de deux étages sous le niveau de la rue, ce qui permettait aux spectateurs de voir sans y être ce qui s'y passait. Il me semble que dans ce grand parallélépipède en creux, qui semblait avoir été soustrait au volume général de la ville, se tenaient également les bals populaires du 14 juillet ; c'était en somme un vide qui disait l'exceptionnel, un trou pour la fête — elle n'était pas visible de tous. Voir se concevait de haut en bas, chez nous, comme si les réjouissances auxquelles nous étions conviés étaient un peu honteuses, ou monstrueuses ; ce lieu n'en était que plus impressionnant, ring en négatif, cerné par le monde de la surface.

Ils étaient au fond de la gigantesque tombe et lançaient les boules. Nous entendions le bruit des boules qui s'entrechoquent, ou qui cognent les planches qui délimitent le terrain. La boule lyonnaise n'est pas la même que la boule de pétanque, elle est en bronze, plus grosse, plus lourde et rend un son bien différent, sans doute parce qu'elle est plus creuse. Bois, métal, et les pieds des joueurs, quand ils courent, car à la Lyonnaise, on court, avant de tirer. J'aimais ces bruits, j'aimais le silence qui habillait ces bruits, les joueurs parlant peu, et bas. Sable, bois, métal, voix, en bas, dans la fosse, et la pénombre transparente. 

Il y avait toujours ce moment où l'on faisait appel à Avron le Grand, Avron le Tireur. Mon père lui parlait avec un respect infini, quand il venait à la pharmacie. Les rôles sont répartis, à la Lyonnaise. Un tireur tire, un pointeur pointe. Avron ne pointait pas, et tirait à la perfection. Sans un mot, sans un sourire, il allait prendre sa boule, la frottait longuement avec son chiffon — aurait-elle été moins précise, sans cela ? —, et allait prendre sa place au bout du terrain. Après quelques courtes secondes, il prenait son élan, courait, et lançait la boule qui allait claquer contre la boule de l'adversaire, la projetant loin et faisant place nette. Très rarement je l'ai vu rater son coup, et la consternation se répandre sur le terrain ; en haut, un murmure étouffé. Lui, à la fois timide et indifférent, ne semblait pas s'en émouvoir, mais tout le monde était ému, troublé. Même les dieux parfois trébuchent.