Le principal écueil de l'écriture n'est pas de ne pas dire, de ne pas arriver à dire, c'est de trop dire. Comme dans un rêve retranscrit, les phrases nous emmènent toujours trop loin, nous déportent, nous éloignent irrémédiablement du sentier entr'aperçu, de l'idée première, du motif.
Écrire, c'est aller trop loin, c'est manquer de tact vis-à-vis du réel, et parfois de la vérité.
Pourtant, nous n'avons pas le choix ; il faut bien entrer dans la danse des phrases et leur laisser croire qu'elles seules connaissent la musique, leur faire confiance pour traverser le fleuve, même si nous savons à l'avance qu'elles nous piqueront à l'endroit le plus périlleux du passage.
D'un autre côté, il est heureux que les phrases nous fassent dériver, car elles nous sauvent de nos idées propres, de nos opinions, et, parfois, de notre bêtise. C'est en les laissant parler à notre place que nous élargissons le rayon de notre pensée, c'est en nous établissant à l'intérieur de leur structure que nous sortons de nous, c'est en nous soumettant à leur syntaxe que nous trouvons un peu de liberté.
Rédiger un texte, c'est donc prendre part à un conflit de vérités, ou de regards, et admettre que le scripteur ne soit ni tout à fait dans un camp ni tout à fait dans l'autre. La pensée est une fiction qui jaillit d'une dialectique entre l'opinion et la grammaire.
Ne pas trop dire est trop dire, car c'est du trop que naît la vérité, celle que nous ne connaissons pas, celle qui n'existe pas préalablement au texte.
Pourtant, celui qui écrit doit aussi rester dans le sillon qu'il a entr'aperçu en commençant son texte. Il se le doit à soi-même, et il le doit à son lecteur — c'est une sorte de contrat qu'il a passé avec le sujet, ou les sujets : le sujet de son texte, le sujet qui écrit, et le sujet qui lit. Il a donné un titre à son texte, et ce titre ne peut être neutre, puisque c'est la première chose que lit le lecteur. Le titre est une impulsion et une ouverture. C'est aussi une bannière et une impasse. Le titre s'arrête là où commence le texte, il indique une direction, mais il n'accompagne pas le lecteur au-delà : il est en quelque sorte clos sur lui-même, et parfois il est suffisant. On peut parfaitement se contenter d'un titre. On devrait pouvoir publier des livres qui n'auraient qu'un titre. Le public, les critiques et les libraires y trouveraient leur compte, et l'on gagnerait un temps fou. La rentrée littéraire durerait un quart d'heure.
On pourrait affirmer que les seuls textes réels sont les fragments. Dès qu'on développe, on perd le nord, c'est fatal ; et si on ne le perd pas, c'est encore pire. On ne devrait écrire que des fragments de deux mille pages, dont chaque phrase serait une copie de la précédente. C'est ça ou le roman-titre : tout-est-dans-le-titre, comme disent les gens sur les forums qui veulent qu'on les aide à résoudre tel ou tel problème, en général informatique. Tout est dans le titre : exemple parfait de tact. Je vous écris ma question, mais vous n'avez pas besoin de lire ce que j'écris.
Écrire consiste à perdre le nord — et peut-être à trouver le sud. Lequel sud se trouve au nord du nord, et plus au sud qu'on le croit. Mais c'est une autre histoire…
Écrire consiste à perdre le nord — et peut-être à trouver le sud. Lequel sud se trouve au nord du nord, et plus au sud qu'on le croit. Mais c'est une autre histoire…