dimanche 4 août 2019

Sur la merde, encore


Écrivez ce que vous voulez, mais ne le montrez pas avant que ce soit publié. Vous aurez inévitablement droit à des commentaires, à des remarques et à des conseils qui toujours vous feront  regretter d'écrire — ou d'avoir avoué que vous écriviez.

Je pense souvent à ce mot de Philippe Sollers, qui racontait drôlement la femme qui lit par-dessus l'épaule de l'écrivain, et lui donne ses judicieux conseils. Tu devrais plutôt écrire ceci, tu ne devrais pas écrire cela, tu devrais éviter de parler de ceci, tu devrais au contraire parler de cela, etc. Ceux qui lisent par-dessus l'épaule s'approprient ce qu'ils lisent (au minimum). Ils en jugent comme s'ils en étaient les auteurs. Moi, à ta place… Mais, précisément, à la place de celui qui écrit, ils n'y sont pas, mais alors pas du tout. C'est celui qui écrit, qui toujours reçoit la raclée, pas celui qui conseille. À les entendre, on a toujours écrit pour telle ou telle raison — qu'ils connaissent, eux ! Nous, stupides bourricots, on ne sait pas, on avance comme des bêtes de somme — mais des bêtes de somme qui cherchons bien entendu un profit. Eux, les conseilleurs désintéressés éminemment, ils comprennent, ils savent où on veut en venir : ils ne sont pas dupes. Ils ne sont pas nés de la dernière pluie, n'est-ce pas. Ils vous expliqueraient très facilement ce que vous avez voulu écrire, ce que vous avez failli écrire, ce que vous avez cru écrire, et ce que vous n'êtes pas arrivés à écrire. Eux, les lecteurs, ils savent tout de suite qu'en fait vous parlez d'Untel ou d'Unetelle, et que si vous écrivez ça, c'est en fait pour dire ça (mais un autre ça). Et là, vous pouvez dire tout ce que vous voulez, ça ne sert à rien. Ils ont leurs croyances, très fermement établies, comme toutes les opinions, et il n'est pas question qu'ils en changent (car alors ils ne comprendraient plus rien à ce que vous avez écrit). En réalité, on leur passerait bien le stylo, ou le clavier. Ça nous ferait des vacances. Mais, le ferait-on, que le stylo ou le clavier, bien entendu, resteraient sur le râtelier. 

Il faut écrire sans le dire, il faut mentir absolument, comme un arracheur de dents. Tu écris ? Non. Tu écris quoi ? Rien. Montre-moi. Non. Tu veux mon avis ? Non. Je pense que… Ah, c'est très intéressant, mais que penses-tu des OGM, ou de Brigitte Macron ? 

Écrire, c'est comme d'aller sur le trône, il ne faut pas en parler. Tout le monde sait que ça existe, que ça se fait, mais on n'en parle pas. Dans les films, par exemple, vous voyez tout de la vie du héros, vous le voyez dormir, manger, se laver, faire l'amour ou la guerre, rêver, crier, pleurer, pisser, éventuellement, mais jamais déféquer. Eh bien, pour l'écriture, c'est la même chose. On garde ça pour soi. On ne montre rien, quand on est un homme. On fait, dans son coin, et puis on apporte le présent, une fois qu'il est purifié par la publication, une fois qu'il a cessé de sentir la merde, si vous préférez. Le reste, ça ne nous regarde pas, disent en chœur les lecteurs hypocrites, tout en vous bombardant de questions toutes plus intimes les unes que les autres : et vous faites ça où, combien de fois par jour, dans quelle position, habillé comment ? C'est ça : le texte, avant la publication, sent la merde ou la pourriture. Alors, forcément, on ne se prive pas de vous le faire remarquer, qu'il sent la crotte. Comme si on ne le savait pas. 

Un texte, c'est une chose qui arrive dans l'assiette du lecteur avec toutes ses odeurs, avec toutes ses couleurs, toutes ses saveurs, et c'est en général assez complexe. Seulement, le lecteur, lui, la complexité, il n'en veut pas, et il a sa petite idée du menu. Il ne va pas tout avaler, il a des droits et des dents cariées. Il veut manger comme ça ou comme ci, il a sa religion. Il est végétarien ou bouffeur de Big Mac, il en a après les salades ou bien après le cassoulet, il préfère le sucré ou le salé, ou l'amer, bref, il ne becquetera que du bout de ses attentes (et de ses croyances). S'il a décidé que vous alliez lui parler de tel sujet, il n'en démordra pas, et tout ce qui ne concernera pas ce sujet, il ne le verra tout simplement pas ; c'est tout à fait comme si vous n'aviez rien écrit d'autre que ce qu'il attend. De là viennent énormément de malentendus et de frustrations, des deux côtés.

Pour le dire très simplement, les lecteurs ne savent pas lire. Ou plutôt, ils savent très bien lire, mais lire, pour eux, c'est vérifier ce qu'ils pensent déjà savoir sur l'auteur ou sur le sujet dont celui-ci s'est emparé. Leur lecture consiste à passer en revue, une à une, les quelques idées qu'ils ont, et à en vérifier la concordance avec leurs homologues, dans le texte. Ils veulent s'y reconnaître. C'est là le contrat pour lequel ils ont signé, et pour lequel ils ont payé. Si tel n'est pas le cas, s'ils ne retrouvent pas ce qu'ils cherchent, ils s'estiment trahis, floués, et une sorte de mauvaise humeur leur vient, qu'ils dirigent alors vers l'auteur qui n'a pas respecté le contrat tacite. Il va sans dire que la lecture devrait être un acte beaucoup plus riche que cela, beaucoup plus ouvert et plus modeste, si le lecteur voulait réellement entrer en contact avec un texte inconnu, ou avec l'inconnu d'un texte. Mais c'est difficile. Lire bien serait un peu lire sans lire tout en lisant, entrer profondément dans le texte sans lui imposer a priori une grille de lecture, ce qui relève de la quadrature du cercle, car sans grille de lecture la lecture est impossible ; personne n'arrive vierge face à un texte, et si quelqu'un arrivait malgré tout dans cet état de virginité, cet état l'empêcherait de comprendre un traître mot de ce qu'il a sous les yeux. La lecture consiste d'abord et avant tout à traduire une langue autre en une langue connue de soi, mais se contenter de cela n'est presque rien. On voit qu'il y a un double mouvement : d'un côté apporter ce que l'on sait et ce que l'on est, et d'un autre côté se délester le plus possible de soi pour éprouver l'inconnu et l'intraduisible qu'est par définition un texte que l'on découvre. La lecture bonne consiste donc peut-être en un équilibre instable, précaire et fragile : s'approcher tout en se reculant, s'immerger tout en flottant à la surface, chercher à comprendre bien sûr, mais sans tenir au sens, car tenir au sens, ou s'en tenir au sens, c'est rester face à soi-même.