lundi 12 août 2019

Le cheval blanc et la passenaille (1)


« Il y a un frein, une bride, un nœud, un envoûtement dans les fibres… Au départ du souffle, avant le tracé… »

Je m'accumule là, sur ma chaise, tas de viscères et souffle court. Au-delà, la lumière et le temps, tout proches et inatteignables. On suffoque. 

Je revois le Cheval blanc, avec sa verrière, qui donnait sur la place d'Armes. C'était un lieu de rendez-vous, pour les Grands. Nous, on jouait dans le parc de l'hôtel, et parfois dans l'hôtel lui-même. Bernard, le fils Allemand, était un ami. 

Renaud Camus a pris une terrible photographie, en 2015, au même endroit. C'est à pleurer. On n'ira plus, c'est fini. 

Les rues, souvent, étaient désertes, par exemple à l'heure du déjeuner. La ville était à nous. À nous, nous, nous. C'est plus explicable. On montre des images, des photos, mais on voit bien que les gens ne comprennent pas. On était chez nous, tu comprends ?

Je me rappelle très bien quand ces salopards ont démoli le Cheval blanc. Et si ce n'était que démolir… La haine a commencé à ce moment-là. Qui était maire, à ce moment-là ? Béchet, déjà ? Feppon, peut-être, Dagand, sûrement. En tout cas ce n'était plus Darmet. De beaux salopards, ces deux-là, qui ont livré la ville aux entasseurs de béton. Ils ont dû toucher, c'est sûr. Malheureusement, je n'ai pas assez de haine en moi. Il faudrait la faire gonfler, gonfler encore, la haine, la faire monter, dorer au four, jusqu'à ce qu'elle dévore la page et leur troue le visage, à ces fumiers. Il n'y a pas de crime plus grand que de défigurer une ville, que de la livrer à l'ennemi. Un maire a une énorme responsabilité : il a la responsabilité des formes.

À la place de l'hôtel, il ont construit le plus abominable blockhaus qu'on ait jamais vu par là. On suffoquait dès qu'on avait à entrer là-dedans. Et puis, après, c'était fini, c'était le signal de la curée, on pouvait tout se permettre désormais, alors ils ont saccagé le reste, bien consciencieusement, avec leurs copains les entrepreneurs, ils ont supprimé tous les vides, toutes les absences, la place d'Armes en premier lieu, où se tenaient les foires agricoles, la vogue et les parties de pétanque, la place d'armes et son monument aux Morts, la place d'Armes et tous les souvenirs et toutes les filles qu'on y croisait, et toutes les familles qui venaient le dimanche s'y montrer, ils ont supprimé cette place qui était le cœur de la ville, près de la gare, près du Grand Café, le cœur du haut qui répondait parfaitement au cœur du bas, la place de la mairie et son marché, et sa fontaine aux cygnes, et la Grenette, et la côte-à-pétou, qui montait, raide, vers la rue Montpellaz et les écoles. Ils ont tout salopé méticuleusement, jusqu'à ce que la ville ait perdu bien plus que son âme, son corps, ses entrailles, la molasse que j'aimais tant, et les teintes pastelles, verdâtres et grises recouvertes de couleurs vives et de blanc chimique. Ils ont détruit mais surtout construit, ce qui est pire, les maisons sont devenues des logements, on en a logés, des gens et puis des gens qui étaient venus là par hasard, par dizaines et puis après par centaines, dans ce qui était devenu une ville-dortoir, juste avant d'être une parcelle du bidonville global. 

Reste plus que Sainte-Agathe, mais pour combien de temps ?


(photographie de Renaud Camus)