Marcel Proust, À la recherche du temps perdu
— Bonjour, Chérie, tu fais quoi ?
— Je fais caca.
— Je peux te parler ?
— Bien sûr. De quoi veux-tu me parler ?
— De toi en train de faire caca.
— Alors ça tombe plutôt bien.
— Oui, je trouve aussi.
— Que veux-tu savoir, mon Chou ?
— Que fais-tu, quand tu fais caca ?
— Eh bien, ça dépend. Parfois, je lis, parfois, je consulte mon smartphone, parfois je regarde un film, et parfois, comme maintenant, je réponds au téléphone. Parfois, je rêve, aussi, mais c'est plus rare.
— Mais tu réponds à tout le monde ?
— Non, bien sûr que non. Tout dépend de la personne qui appelle, et tout dépend aussi du sujet de la conversation (et aussi, je dois le confesser, d'autres facteurs plus intrinsèquement physiologiques).
— Je comprends. Mais dis-moi, ça ne te dérange pas de parler pendant que tu fais caca ?
— Ça m'aide à penser à autre chose.
— Donc, c'est thérapeutique ?
— Oui, je crois qu'on peut dire ça.
— C'est très intéressant. Ta réponse amène tout naturellement une question. Es-tu moins constipée depuis l'invention du smartphone ?
— J'avoue que je ne m'étais pas posé la question… Non, je ne crois pas que l'utilisation du portable ait amélioré les choses, en ce qui me concerne. Mais ça n'a pas non plus empiré.
— Donc, son utilisation te fait du bien, malgré le fait qu'elle n'ait pas entraîné d'amélioration de ton transit intestinal, c'est bien ça ?
— Oui, c'est un peu ça.
— Alors je vais te poser la question sous un autre angle. Ne t'arrive-t-il pas de te dire que répondre au téléphone (ou appeler, encore plus) quand tu fais caca, est une marque d'impolitesse vis à vis de celui qui est au bout du fil ?
— Oui, oui, ça m'est arrivé de le penser, c'est vrai, mais le côté pratique de la chose l'a emporté sur cette considération.
— Tu es une femme moderne.
— Tu te moques de moi… Mais tu as raison. De ce point de vue, au moins, je suis une femme moderne.
— Je ne sais pas si tu es réellement une femme moderne, mais tu es une femme avec qui on peut parler de ça, et ça me suffit.
— Avec toi, je peux parler de tout.
— Merci du compliment.
— Ce que j'aime, en toi, c'est que tu m'aimes.
— Que veux-tu dire ? Que si je ne t'aimais pas, tu ne m'aimerais pas ?
— Oui. Absolument. Si tu ne m'aimais pas, je ne t'aimerais pas. J'aime que tu m'aimes, et j'aime la manière dont tu m'aimes.
— C'est-à-dire ?
— Ton amour est actif. Il me crée. Il m'invente.
— Mais tu n'as pas besoin de moi pour exister !
— Détrompe-toi. Sans l'amour que tu me portes, je n'existerais pas vraiment.
— Explique-moi ça…
— Mais je ne sais pas, moi ! Être aimé d'une manière "active", c'est être entouré de quelque chose qui porte, qui enjolive, qui agrandit.
— Mais, encore une fois, tu n'as pas besoin d'être "enjolivée". Tu es belle, tu es désirable. Tu existes sans ça.
— Bien sûr que j'existe sans ça. J'existais avant de te rencontrer, mais j'existais moins, ou moins bien. Tu vois, j'ai l'impression que tu souffles en permanence sur la flamme qui est en moi, qu'elle est plus vive, uniquement parce que tu la regardes et que tu en prends soin. On peut aimer de beaucoup de manières différentes, mais la plupart des gens croient que l'amour est quelque chose de passif, qu'on le subit, que c'est un truc qui nous arrive, qui nous tombe dessus, comme ça, et qu'on n'a pas réellement de rôle à jouer, si ce n'est celui de l'aimé ou de l'aimant. Ce n'est pas ce que je crois. L'amour est toujours une sorte d'illusion, mais c'est une super-illusion qui est plus vraie que la vérité : elle transforme la vérité en "vérité +", tu vois ce que je veux dire ?
— Je crois. Mais tu n'as pas peur de te mentir ?
— Ah mais non, pas du tout, c'est le contraire ! Le mensonge, c'est de croire qu'on est autosuffisant, qu'on peut flamboyer de sa seule puissance. Enfin, je ne sais pas, peut-être que certains y parviennent, mais j'en doute fort. On se nourrit de l'autre, à condition bien sûr qu'il ait un regard créatif, inventif, et généreux. De toute façon, on est toujours, quoi qu'on fasse, une construction, une fiction, on n'existe pas sans un récit qui nous donne une forme. Eh bien ce récit, tu vois, je te le vole, ou plutôt, je prends en toi ce qui colmate mes trous, et ça me fait du bien. Ce n'est pas pour dire que tu me rassures, hein. Tu ne me rassures pas toujours, loin de là ! Tu peux être très critique, dur, mais je sens toujours que ta dureté est synonyme d'attention, de soin, tu comprends ? Tu es là pour me permettre d'être tout ce que je peux être. Et puis, soyons honnête, j'aime que tu me désires. Le désir d'un homme, le désir insatiable, j'entends, à jamais insatisfait, infini, toujours en train de se reformer, autrement, c'est tout de même la chose la plus belle qu'on puisse éprouver.
— Tu ne trouves pas ça un peu… bestial ?
— Ah non ! Pas du tout ! Pas du tout du tout ! Tu vois, là aussi, je pourrais te répondre que si j'aime tellement faire l'amour avec toi, c'est parce que je vois bien comme tu me désires. Tu me désires entièrement. Tu veux tout connaître, tout savoir, tout comprendre, de moi. Ton désir, c'est de la connaissance en acte.
— Parce que je t'aime…
— Oui, bien sûr, mais c'est plus que ça. Et tu sais bien qu'il y a aimer et aimer… Il y a des amoureux idiots, il y a des amoureux pingres, il y a des amoureux vulgaires, il y a des amoureux tordus, et surtout, et c'est le pire, des amoureux sans imagination. Toi, tu explores, tu m'explores comme le fait un navigateur qui n'en finit plus de tomber amoureux de toutes les terres qu'il découvre. Ces terres, les découvre-t-il, ou les invente-t-il ? Peu importe. Ce qui compte c'est l'intelligence et, j'insiste, l'imagination avec laquelle il les aborde. Il faut beaucoup d'imagination, pour aimer. L'amour, c'est une création, c'est comme une œuvre d'art. Il faut du talent pour aimer. Tu m'aimes même quand je suis en train de chier !
— Ça me fait penser à cette anecdote que je t'ai déjà racontée, je crois. À l'adolescence, on parlait d'amour avec mes copains et Paul me disait : « Quand t'es amoureux d'une nana et que tu veux que ça te passe, tu l'imagines en train de chier. Tu vas voir, ça te calme. » Son truc ne marchait pas, avec moi. Rien ne pouvait me dégoûter de la fille dont j'étais amoureux.
— Je suis sûre que la plupart des gens diraient, s'ils nous écoutaient : "Mais quelle horreur, c'est deux malades !"
— Ça c'est vraiment le cadet de mes soucis.
— Je le sais bien. Et ça me plaît. Tu n'as pas peur des autres. Moi j'en ai plus peur. Mais tu m'aides à avoir moins peur. Moins peur de ce que je suis, aussi.
— J'aimerais beaucoup. Tu sais, quand je te lis, je sens ça tellement fort. Tes phrases sont rabotées, étranglées par le regard des autres, elles n'ont pas le temps d'éclore que déjà tu les charcutes, tu les ensevelis sous une couche de regards. J'ai l'impression de voir un poissonnier qui écaille une truite encore vivante.
— Oui, je le sais bien. Je n'arrive pas à me défaire de cette sensation oppressante que je suis sous les regard des autres en permanence. Sauf quand je suis aux cabinets.
— C'est pour cette raison que je voulais te parler à ce moment-là. Tu sais comme Proust parlait des cabinets… C'est un lieu extraordinaire, quand on y pense. Qu'on ait songé à le mettre à l'intérieur de la maison, à une certaine époque, c'est incroyable !
— On parle de la webcam ?
— Ah ah ah !
— Tu sais, rien ne pourra jamais égaler ce que j'ai vécu, en terme d'humiliation, lors des examens dont je t'ai parlé.
— N'empêche, tu as surmonté l'épreuve !
— Je n'en reviens toujours pas. C'était affreux, vraiment. L'horreur absolue…
— Chier devant des gens qui regardent et qui filment, c'est un sujet de cauchemar, pour moi, j'imagine que j'en aurais été traumatisé aussi. Mais tu vois, je t'envie. Non, vraiment, je suis sérieux. Voilà, c'est fait, tu l'as fait.
— Tu es dingue…
— Mais non, je ne crois pas. Tu n'en rêves pas ? Tu n'en fais pas des cauchemars ? Parce que ça appartient à la réalité, et cette réalité est derrière toi. Je préférerais ça, pour ce qui me concerne.
— Dans le fond tu as peut-être raison. Je n'en suis pas morte et ce n'est pas de ça que je mourrai.
— Tu es dingue…
— Mais non, je ne crois pas. Tu n'en rêves pas ? Tu n'en fais pas des cauchemars ? Parce que ça appartient à la réalité, et cette réalité est derrière toi. Je préférerais ça, pour ce qui me concerne.
— Dans le fond tu as peut-être raison. Je n'en suis pas morte et ce n'est pas de ça que je mourrai.
— Non, tu ne mourras pas de ça.
— Tu crois que je vais mourir ?
— Y a des chances, oui.
— Toi aussi ?
— Oui, moi aussi. Mais moi j'ai déjà un pied dans la tombe.
— Arrête ! J'aime pas quand tu parles comme ça.
— Si tu veux. Mais c'est dommage, le sujet est intéressant.
— Il y a beaucoup d'autres choses intéressantes !
— Ça c'est sûr, comme par exemple l'usage du smartphone aux cabinets.
— Voilà.
— Tu sais ce que disait Céline, quand on voulait le photographier, ou le filmer en train d'écrire ? Il répondait qu'on ne filme pas un type qui est sur le trône.
— Sur le trône… Je devrais peut-être essayer d'écrire aux cabinets ?
— Excellente idée ! Ça viendrait mieux…
— Tu te fous de moi…
— Pas forcément. Moi, c'est dans le train que j'écris le plus facilement. On a tous un trône. Il faut juste le trouver. Toi tu te mets à ton bureau, très sérieusement, mais ton bureau n'est pas ton trône.
— Tu crois ?
— Je crois, oui. Ça pourrait le devenir, mais ce n'est pas encore le cas.
— Mais pourquoi ? Pourquoi est-ce que mon bureau n'est pas mon trône ?
— Le trône, c'est l'endroit où tu laisses le Maître advenir. Peut-être que ton bureau c'est celui d'un autre maître que toi ? Tu vois, il me semble que ton problème, si je peux me permettre de parler de "problème", c'est le trop de traduction. Tu traduis trop, et, traduisant trop, tu te retrouves seule à seule avec le sens. Évidemment, le sens, ça paralyse. Je ne crois pas qu'on soit là pour faire parler le sens. Le sens, il parle tout seul, quoi qu'on fasse.
— Pourtant, la traduction, c'est un exercice formidable !
— Mais oui, bien sûr ! C'est un exercice merveilleux, ça je le sais bien, mais c'est précisément un exercice. C'est une préparation. Ce n'est pas le texte en train de sortir.
— …
— Vide-toi !
— Tu veux dire sans contrôle ?
— Sans retenir, oui.
— …
— Voilà, c'est bien.
— Chut ! Tais-toi ! Tu me bloques !
— Imagine des lettres, des mots, des phrases et des paragraphes…
— Tu crois que les phrases c'est de la merde ?
— Mais oui ! De la merde dans un bas de soie.
— Toi t'es pas constipé, en tout cas !
— Non, je serais plutôt diarrhéique, c'est vrai.
— Ne te vante pas, tu n'es pas si prolixe que ça non plus.
— Non mais j'écris de la merde, ça c'est sûr.
— Et c'est pour ça que t'es pas foutu de te vendre ?
— Vendre de la merde, faut quand-même être sacrément culotté, non ?
— C'est pour ça que…
— … que je ne me sors pas les doigts du cul, oui ! Quand on n'est pas culotté, il faut laisser les doigts.
— Ouh là, mais tu deviens scato, ma parole !
— Non, je ne fais que vider la coupe.
— L'Homère de la vidange…
— Le fumier épique !
— Bon, excuse-moi, mais j'ai fini. On reprendra cette conversation une autre fois ?
— Quand tu veux.
— Bisous bisous.
— Quand tu veux.
— Bisous bisous.
[Bruit de chasse d'eau]