mardi 13 août 2019

La langue au palais



La sorcière me cousait la langue au palais ; je ne sentais rien, ou presque, mais je suivais très précisément l'avancement de l'opération. Je tenais son sein dans la main, comme on tient la main de sa mère quand on a peur du praticien. Elle semblait obéir au sorcier qui était, lui, au centre de la pièce et de qui j'avais refusé le comprimé de drogue qu'il avait lancé à chacun d'entre nous, avec un autre objet que je n'avais pas su identifier.

Sa chaude haleine goinfrée et rauque était sur moi, casque trop grand et lourd qui m'enfonçait sous la surface de l'instant. Ne pouvant la regarder, étouffé par sa nudité lisse, opaque et douce, par le poids de ses hanches et l'accablement de mon désir, je fermais les yeux — de quoi aurais-je eu peur ? Elle pesait sur moi comme la mer sur le souffle, m'enfonçait dans le coin de mur où je me trouvais, m'asphyxiait de ses odeurs confites et me disait dans un dialecte affreux des phrases que je ne comprenais pas mais qui m'ensanglaient comme des algues puissantes.

Lui continuait à nous parler, nous racontait son histoire. Je voulais être initié. Les autres avaient l'air de connaître la chanson, j'étais le seul à ne pas savoir. Où allions-nous ?

Quand je me suis levé de ma chaise, la repoussant un peu sans le vouloir, pour aller remplir ma tasse d'un breuvage qui rappelait le café,  elle émit une sixte mineure ascendante (mi bémol - do bémol), comme un début de valse de Chopin, et ce signe ténu, mais impérieux, qui ressemblait à l'appel d'un train dans la nuit, mit fin à mon rêve. Alors me revint tout le reste, l'avocat fou de jalousie qui voulait me décapiter, ma course éperdue parmi les ombres, et cette femme à laquelle encore une fois j'étais revenu, Shenlin et Pascal, et la nuit si courte, les mallettes technologiques précieuses et nos déplacements de conjurés dans une ville déserte et méconnaissable. 

L'épuisement et la lassitude sont des alliés très sûrs, qui nous font sortir de nous-mêmes au moment où le cercle de la réalité se referme sur lui-même comme un destin de plomb.