mercredi 29 novembre 2017

Brouille



Je venais de lire, dans les Illusions perdues : « Si quelqu’un venait le voir, il se laissait surprendre brouillant des papiers, cherchant une note égarée ou taillant sa plume ». Je ne sais pas pourquoi j'ai éprouvé le besoin d'aller regarder dans le dictionnaire ; je sais pourtant ce que signifie le verbe "brouiller". 

Quand j'ai cliqué sur « brouillant », dans la liseuse, celle-ci m'a proposé une définition que précisément je ne connais que trop : superposer à un signal un autre signal qui vient perturber le premier, le rendre sinon inaudible du moins difficile à entendre.

L'autre jour, un dimanche, je reçois un appel téléphonique sur mon portable. Je décroche. Immédiatement j'entends une affreuse cacophonie de voix, très puissante, dans le fortissimo. À travers les diverses voix j'en repère une, féminine, qui a l'air de s'adresser à moi. J'entends les mots "carte", "cours", "piano", "guitare" ; j'en déduis que l'appel concerne mes leçons de piano. Je dis à la personne que j'ai au bout du fil que je l'entends très mal. Celle-ci me répond quelque chose comme : « Oui, il y a des voix autour de moi. » Il n'y a pas « des voix autour d'elle », il y a trois ou quatre voix beaucoup plus puissantes que celle de mon interlocutrice, et celle-ci, qui arrive à peine à se frayer un chemin vers la surface de l'entendement, par instants. J'aurais dû raccrocher immédiatement. Cette personne m'appelle un dimanche, ce qui est déjà extrêmement impoli, quand on n'est pas un intime de celui qu'on appelle. Elle fait son appel au milieu d'une réunion d'amis, sans prendre la peine de s'en éloigner un peu par égard pour moi, et pour finir, l'objet de son appel est de me demander si je donne des cours de guitare, alors que bien entendu il est spécifié clairement sur mes cartes que l'instrument en question est le piano. 

Cet appel est vraiment un parfait exemple de toute la brutale stupidité de l'époque. Grossièreté, impolitesse, manque de savoir vivre, bêtise, vulgarité, tout y est, jusqu'au « bonne continuation musicale ! » que j'entends juste avant de raccrocher. Et bien sûr, et c'est sans doute le plus important, le son, la forme sonore de cet échange téléphonique, le ce qui est donné à entendre. L'appel a été très bref, peut-être une minute en tout et pour tout, mais il m'a ébranlé. J'aurais aimé comprendre… Comprendre comment on peut faire ça. Comment on peut oser faire ça, sans être poursuivi le reste de la journée par un sentiment de honte très profond, comment on peut déranger quelqu'un, un dimanche, pour lui infliger ça, une agression sonore de ce type. J'aurais aimé lui demander, à cette femme, comment elle pouvait imaginer prendre des cours de piano (ou de guitare, ou de cymbalum) avec moi, en étant qui elle est, en produisant ce type d'échange, comment elle pouvait imaginer faire de la musique en ayant en même temps ce type de comportements. Qu'on soit capable de l'envisager montre en quel mépris la musique est tenue, et comme personne ne sait plus du tout de quoi il s'agit. 

La voix de cette femme était brouillée. Elle était physiquement brouillée par les voix qui la recouvraient presque complètement. D'un autre côté, le brouillage en lui-même disait tout ce qu'il y avait à savoir de la personne qui avait cette voix. En ce sens, il n'était pas brouillage, mais modulation, comme on dit en acoustique qu'un son peut en moduler un autre. La synthèse FM (par modulation de fréquence) procède ainsi : un son en module un deuxième, pour en produire un troisième, beaucoup plus riche. Cette forme de synthèse sonore a été popularisée par le synthétiseur DX7 de marque Yamaha, dans les années 80 du XXe siècle. La modulation de fréquence fait interagir des porteurs et des modulateurs pour produire des sons très complexes, des sons inharmoniques (comme le sont les sons de cloches, par exemple). Les sons inharmoniques sont des sons qu'on pourrait qualifier de brouillés, s'opposant aux sons harmoniques par des harmoniques dont les fréquences n'ont pas de rapports numériques simples entre elles. 

La plupart des conversations que nous avons avec nos contemporains sont brouillées. Nous sommes avec eux dans un rapport inharmonique. Il y a des degrés dans la brouille, bien sûr. Sur une échelle de 1 à 7, je me situe malheureusement le plus souvent aux niveaux 5, 6, ou 7, très rarement aux niveaux 3 et 4, et quasiment jamais au niveau 2. Quant au niveau 1, je n'en parle même pas, car il appartient seulement au rêve et aux miracles — ou alors au malentendu. 

Perdre ses illusions est une entreprise de très longue haleine qui a commencé bien avant nous, mais ce n'est pas une raison pour ne pas continuer le travail.

Il y a cette scène extraordinaire, dans OSS 117, où Jean Dujardin dit au porte-parole du gouvernement égyptien, devant une fontaine : « J'aime le bruit blanc de l'eau » et paraît étonné lui-même de cette formule, si plate et si géniale à la fois, dont on ne sait si elle est extrêmement profonde ou extrêmement bête, comme s'il ne savait pas quoi en penser, dans le très long silence qui y fait suite. Le bruit blanc est un concentré de brouillage (là il n'est même plus question de sons inharmoniques, la complexité a franchi un nouveau seuil, puisqu'elle entend englober la totalité du sonore), puisqu'il contient toutes les fréquences du spectre sonore, mais, très paradoxalement, ce concentré de brouillage est lisse, neutre, et comme insipide, ce qui démontre que, passé un certain seuil, le complexe (re)devient simple. On connaît bien ça, dans la musique contemporaine. Trop de complexité tue la complexité, tout simplement parce que nous ne sommes pas capables d'appréhender cette complexité, ou ce désordre — et heureusement ! Passé un certain empilement de couleurs, c'est le blanc, ou le noir, ou pire, le maronnasse, qui advient. Ce « j'aime le bruit blanc de l'eau » est décidément une phrase merveilleuse car sa platitude ramasse en huit petits mots une somme immense de sens. Le silence mouillé qui la suit est une idée de génie. Que dire après qu'on a tout dit ? Surtout quand ce tout n'est rien de plus que l'évidence : il n'y a rien à dire. Laissons couler l'eau, c'est mieux…

Le brouillage politique du sens a atteint au troisième millénaire un stade qui s'approche de la perfection. On avait voulu interdire de parler (dictature), on avait voulu forcer à parler (fascisme), mais ces systèmes sentaient trop leur moyen-âge, et surtout il y avait toujours des entorses, des fuites, des dissidences, des cailloux dans la chaussure. Désormais, on brouille. C'est-à-dire que vous pouvez faire absolument ce que vous voulez. Vous voulez parler ? Vous le pouvez. Vous voulez vous taire ? Vous le pouvez aussi. Le Pouvoir est devenu plus intelligent, beaucoup plus intelligent, plus global. Il ne vous interdit rien, il ne vous force à rien, il se contente de superposer un autre signal à celui que vous émettez, une autre parole, une autre information, une autre histoire, une autre mémoire, une autre voix. Vous faites du bruit ? Ça ne le dérange pas du tout. Il superpose un autre bruit à votre bruit. Vous ne pouvez plus rien prouver. Votre preuve sera noyée dans un océan de preuves. Elle ne sera plus qu'une preuve parmi d'autres. C'est la raison pour laquelle la littérature est si attaquée, si dévalorisée, si désenseignée. L'information s'oppose absolument et très violemment à la littérature. Grâce à la littérature, on avait accès à un savoir autre, débarrassé du sens officiel (ou contre-officiel, ce qui est la même chose). Maintenant que plus personne ne sait de quoi il s'agit, il ne reste plus que l'information, les informations, les preuves et les contre-preuves, les discours et les contre-discours, les chiffres et les contre-chiffres, les statistiques, la sociologie, et les journalistes, qui sont les ennemis jurés de la littérature. Prenez la télévision, par exemple. Tous les imbéciles vous diront qu'il ne faut pas regarder la télévision, qu'elle ment, qu'elle fait de la propagande. Ils n'ont rien compris, ces idiots. La propagande s'est délocalisée, elle s'est diversifiée, elle s'est dissoute dans toutes les formes de parole, de discours, d'enseignement, de divertissement, d'art, de culture. La télévision est un épouvantail qui ne sert qu'à masquer cette formidable réussite. C'est un totem. Il est à peu près vide, mais il fascine. Il capte les regards des crétins qui vont répétant ce qu'on leur demande de répéter. Leur seule forme de liberté consiste à ventriloquer le pouvoir, et c'est précisément en cela que la machine fonctionne mieux que jamais, puisqu'elle s'auto-alimente. Ils ont inventé le mouvement idéologique perpétuel. Se soumettre n'était pas suffisant, ça c'était bon pour les totalitarismes à la papa, il faut encore que le peuple pense sincèrement qu'il aime son joug — et qu'il fasse même plus que le penser, qu'il l'aime réellement —, qu'il se reconnaisse complètement en lui et en redemande toujours plus, qu'il exige d'être débarrassé enfin de tout libre arbitre. 

« Si quelqu’un venait le voir, il se laissait surprendre brouillant des papiers, cherchant une note égarée ou taillant sa plume »… Tous nous brouillons nos petits papiers, cherchons nos notes égarées, et taillons notre plume. Le Numérique a achevé de brouiller les cartes, les pistes, et les esprits, et nous nous devons d'être dans ses petits papiers si nous voulons avoir un semblant d'existence. Nous sommes tous comme Astolphe de Saintot, remorqués par La Femme, celle qui a pris les rênes de nos existences, nous lisons longuement le journal, nous sculptons des bouchons avec notre canif, nous traçons des dessins fantastiques sur nos iPad, et nous feuilletons Cicéron pour y prendre à la volée une phrase ou des passages dont le sens pourrait s’appliquer aux événements du jour et nous permettre de briller en société. Si au moins nous étions capables d'écrire des articles sur le sucre et sur l'eau-de-vie dans un dictionnaire d'agriculture… 

Le XXIe siècle est le siècle du brouillage. Entre la brouille, le brouillage et la souillure, il y a étymologiquement assez peu. La désunion est par là-dessous, ça se défait, ça s'altère, ça s'abîme. Les infos modulent les infos, et ça crée un boucan infâme, un ramdam terrible. Les seuls morceaux solides qui surnagent pour un temps dans cette soupe ignoble sont les mots ramadan, islam, prophète, minaret, djihad, sourates, charia, respect, pudeur, femme. Autant dire que l'indigestion est dépassée depuis longtemps. Comme Lucien Chardon chez la Bargeton, nous sommes « le giaour dans la casba » et nous avons le teint brouillé.