jeudi 30 novembre 2017

Doigtés



Toute la nuit — c'est du moins mon impression ce matin — j'ai rêvé de ce trait, pour la main droite, sur lequel mes doigts revenaient et revenaient encore. Et un trait, c'est encore trop dire. C'était seulement quelques notes, très ramassées sur elles-mêmes, formant monticule, dont j'ai gardé l'empreinte au creux de la main. Quelques notes blanches, et quelques notes noires, disposées de telle manière que mes doigts inlassablement le creusent, ce monticule. Mais les doigtés…

J'y revenais, j'y revenais sans cesse. J'étais sûr, j'étais complètement sûr que mon doigté était le bon,  qu'il était celui qu'il me fallait, je n'en démordais pas, et je repassais sans cesse dans les mêmes ornières, ornières, pourquoi dis-je ornières ? Parce que malgré mes centaines de répétitions, il m'était impossible de mémoriser ce trait. Plus j'y revenais, plus j'étais sûr de moi, sûr à en mettre mes doigts à couper, sûr que ce doigté était le bon, plus ce même doigté m'empêchait de retenir ce que je jouais. Les notes me fuyaient…

Quand j'étais enfant, à l'adolescence, je reprochais à mes pauvres parents de ne pas savoir écouter ! Quel atroce remords j'en éprouve aujourd'hui… Comme si ce que j'avais à dire alors méritait qu'on l'écoute avec l'attention absolue que j'exigeais ! Un jour que je faisais ce reproche d'enfant gâté à mon père qui s'était accroché avec ma mère, il me proposa, pour me changer les idées, de m'emmener avec lui acheter un nouveau réfrigérateur, objet de consommation qu'il désirait offrir à ma mère pour expier ses péchés, sans doute. Et moi de monter sur mes grands chevaux ! Quoi, c'était donc ça, l'amour paternel, emmener son fils dans un magasin d'électroménager, l'après-midi, alors que la vie, alors que… Et pourquoi pas au bordel, pendant qu'il y était, le père ! J'en ai fait des tonnes. Ma pauvre mère a dû subir les pénibles et lourdes remontrances d'un fils qui se croyait alors le centre du monde. Humilié par un frigidaire, le petit…

Comment retenir les choses et les êtres qui fuient ? Il y a ce mot qui m'obsède : le regard, si proche de garder. Le regard commence par un préfixe qui signifie le retour, la deuxième tentative, la reprise, ce qui le rend proche du remords — et comment ne pas voir que celui qui re-garde veut re-tenir ; sinon, pourquoi regarder ? Tout regard est un retour sur le visage, celui qui éternellement fuit et qu'on désire retenir en nous. Voir un visage ne suffit pas, ne peut pas suffire. Il faut le revoir, il faut passer les doigts à sa surface pour le voir encore, il faut du doigté et de l'attention ; mais ça ne suffit pas encore. Il faut encore de l'encore. Il faut le garder, il faut le veiller. Ne pas dormir.

Ce trait qui m'échappe, qui ne cesse de m'échapper, ce trait que j'ai au creux de la paume et qui pourtant fuit mon regard, il s'enfonce en moi comme un doigt qui montre l'inapercevable, ce qui exigerait une attention (ou une intelligence) dont je suis incapable. J'ai un trou de mémoire. Je ne sais plus entendre ce qu'on me dit, ce qu'on me répète, toute la nuit. Je ne fais que passer mes doigts sur le visage de l'invisible, de ce que je n'ai pas su garder, mon doigté n'est pas le bon, bien que ce soit le seul que je connaisse. Ça ne remonte pas à la surface. Mon souvenir est comme un fils que je ne reconnaîtrais pas, atteint par les ravages de l'âge. Je le connais mais je ne le reconnais pas. Je ne peux pas revenir. Ce petit monticule, ce petit tas de notes perdues, que je caresse sans cesse, ne chantent plus. Elles préfèrent me fuir, ou chanter sous d'autres doigts. L'attention absolue que je réclamais comme un dément quand j'avais quinze ans, je n'en suis pas plus capable que mon père. 

Heureusement, il y a la musique. Heureusement, il y a Schumann, il y a cette musique-là. Là, je peux retrouver, presque à volonté, et l'amour, et la peine, et les visages. Je peux voir avec les yeux de mon père. Je peux entendre à travers lui, comme si son corps défait était un tympan qui vibre pour moi éternellement, le regard par où voir la vie qui a fui, je peux me tenir sur le seuil et laisser passer le vent à travers moi, je peux me tenir dans le brouillard suave de l'amour qui revient, encore