mercredi 8 novembre 2017

Présence



Joseph me parle de Céline, des discussions impossibles qu'il a parfois avec elle, et de ce qu'il appelle "la beaufitude" de la vie de couple. Ses confidences, bien que très pudiques et retenues, me plongent dans des gouffres. Il se trouve qu'au moment même où je lisais son message, la musique était chez moi en train de passer du mouvement lent du quatuor avec piano de Chausson, l'opus 30, au premier mouvement de la dernière sonate de Schubert, jouée par Richter. Ce hiatus est de nature à me désespérer complètement, brutalement. 

Je me replonge en pensée dans les quelques années que j'ai passées avec Christine, de vingt à trente ans, et la sensation de cette impossibilité radicale resurgit en moi avec une violence insoupçonnée. Comment partager le monde avec une femme ? Et si la musique était la seule manière qu'a trouvée l'homme pour faire cohabiter des principes absolument contraires ?

La déchirante phrase d'alto qui ouvre le mouvement lent du quatuor de Chausson est presque insoutenable. 

— Tu ne me donnes rien, tu ne m'as jamais rien donné.

— C'est faux ! J'étais là, j'étais toujours là !

Une femme qui est là donne, puisqu'elle se donne. Elle n'a rien d'autre à faire que d'être là. Sa présence est suffisante, largement suffisante. Les femmes ne sont que présence. Et cette présence déclarée, bien sûr, est tout entière absence. La présence d'une femme est une absence au carré, une présence qui se regarde tellement dans le miroir qu'elle comprend sa disparition, qu'elle la cultive, l'amplifie et la perfectionne, la rend incandescente et destructrice. Les femmes creusent dans la présence et le présent une faille si profonde qu'on y sombre tout entier.

Elle me manque mais ne me manquerait-elle pas plus en étant , près de moi ? Quand elle me fait des réponses comme ce « j'étais là », un vertige me prend. Tout se retourne en son contraire.

S'il est permis de faire suivre le verbe d'un complément d'objet direct, on se demandera : donner quoi ? « Je te donne mon amour, mon amour. » Et cette phrase indique parfaitement le retrait parfait. Ton amour ? Mais… comment ça, ton amour ? De quoi s'agit-il au juste ? Tu veux dire ton corps, tu veux dire ton sommeil contre moi, tu veux dire ta voix, tu veux dire tes odeurs, tu veux dire le bruit du bain qui coule, tu veux dire tes culottes dans la chambre et tes cheveux dans les draps, tu veux dire l'attente, l'angoisse, les plaintes, la mauvaise humeur, tu veux dire ta main sur ma queue, la pince à épiler dans le tiroir de la table de nuit, tu veux dire ton absence de curiosité, tu veux dire quoi, de quoi parles-tu ? L'amour, tu ne sais pas plus que moi ce que cela signifie.

« Oui mais toi ? » Eh bien quoi ? « Tu me donnes quoi ? » Moi, je te fais du gratin dauphinois, des massages, je t'écris, je t'engueule, je ne fais rien qui ne soit à toi destiné, je dessine pour toi, j'écris pour toi, je me rase pour toi, je m'habille pour toi, je fais le ménage pour toi, je parle pour toi, je fais le malin pour toi, je rêve pour toi, je vieillis pour toi, je réponds au téléphone pour toi, je hurle dans la nuit pour toi, je pleure pour toi, je te trouve des circonstances atténuantes. « Oui mais ça c'est facile ! » C'est vrai, tu as raison, c'est facile. La seule difficulté est d'être là