« Je ne voudrais surtout pas proférer de mensonges,
écrire d’une encre douteuse, enjoliver, redorer ce qui est.
Si nous sommes là, c’est pour dire la vérité.
Soyons réels. J’exige des exactitudes terrifiantes. » Rafael Cadenas
« Ceci est une
histoire sur ce qui n'a pas de nom. » Une mère qui perd son fils est une
mère qui perd son fils ; elle n'accède pas pour autant au répertoire des
solidarités. Je suis orphelin, alors qu'elle n'est rien, dans l'ordre du
langage : seulement une mère qui sait que plus jamais elle ne verra ce visage-là,
que ce visage-là ne se transformera plus jamais, que ce visage restera éternellement
le même.
« Je ne vais
pas prononcer le nom de cette maladie, pense le médecin, parce que je ne veux
pas le cataloguer, le condamner, ou lui faire perdre espoir et le plonger dans
la dépression. De toute manière, il n'y a pas de maladie, il n'y a que des
patients. Je ne vais pas prononcer ce nom, dit le malade, parce que les gens
vont me fuir, parce qu'on risque de m'abandonner ou de m'enfermer, parce que
plus personne ne m'aimera, parce qu'aucune fille ne voudra de moi, parce qu'on
aura peur de moi. Je ne vais pas
prononcer ce nom, dit le père, dit la mère, parce que ce n'est pas possible,
pas possible, pas possible. »
Je revois mon
frère, au portail de la maison, ce samedi matin là, un 19 juillet, à l'heure de
Répliques… « Nous sommes orphelins. » a-t-il dit, et j'ai trouvé cette
phrase abjecte, stupide et immonde. C'était pourtant la vérité. Mais
qu'avait-il besoin de cette entrée en matière à la fois grandiloquente et
dérisoire !
« On ne sait
rien des hommes. Celui-ci, qui rit comme un fou parce qu'en société, se
suicidera le soir même. »
Bruno était
venu passer une semaine à la maison, pendant que j'allais tous les jours à
Villaz, dans la montagne. Il profitait du piano, et pouvait vivre à sa guise :
je partais le matin et ne rentrais qu'à la nuit tombée. Je l'avais installé
dans la chambre du haut. Lui aussi était schizophrène. Lui aussi est mort à
l'heure où j'écris ces mots. Ils sont morts au même âge, Boris et Bruno, tous
les deux dans des circonstances étranges. Durant tout le temps qu'a duré notre
amitié, je n'ai jamais su que Bruno était schizophrène. Il n'a pas prononcé ce
mot devant moi, jamais. Et je me demandais souvent : Mais qu'est-ce qu'il a, ce
garçon ? Il est dingue ? La schizophrénie, pour moi, c'était seulement un mot.
Une catégorie abstraite. Je n'avais alors jamais rencontré quelqu'un dont on
pouvait dire qu'il était
schizophrène. Lui, je le trouvais dingue, mais ce n'était pas gênant. Il
était en outre d'une intelligence stupéfiante qui excusait beaucoup de choses.
Notre mère
aussi avait perdu son fils, et dans des circonstances encore bien plus
dramatiques s'il est possible, puisque Jérôme est mort à deux ans, un 19
juillet, d'une méningite tuberculeuse. Je n'en ai entendu parler qu'assez tard
dans ma vie, de ce frère aîné si jeune à jamais, et pourtant j'ai toujours vu
son portrait sur la commode de la chambre de mes parents. Petit ange blond
couché dans son berceau, si triste, si fatigué, mais si beau. Mais de ce
Jérôme-là on ne parlait pas à Jérôme. Pas possible à comprendre, ou à
expliquer…
Le problème des
schizophrènes c'est le nom de leur maladie. Pour qu'ils prennent leur traitement,
il faut qu'ils acceptent d'être nommés ainsi, mais être nommés
"schizophrènes" est la maladie. Bruno n'était pas malade, pour
moi. Il était seulement dingue. Original, singulier, décalé, étrange,
toujours en retard ou en avance, toujours ailleurs, surprenant, très agaçant,
très pénible, mais aussi brillant, drôle, séduisant, intense, stupéfiant, doué,
écoutant avec une intensité rare, cabotin, comédien mais toujours vrai ; je ne
l'ai jamais surpris en train de mentir. Il n'a jamais été violent avec moi. Je
dis ça parce que j'ai appris après qu'il pouvait être violent. Je revois son
père qui me serre la main et me dit : « Vous êtes le professeur de Bruno ? Bon
courage ! » J'avais trouvé ça drôle.
Ralenti,
lointain, détaché du monde, indifférent, tremblant, plein de tics, somnolent…
Tuer ces maudits démons, bien sûr… Qui ne le voudrait pas ? Ce qui n'a pas de
nom existe quand-même.
Je revois
Bruno dans la cuisine, le matin, à Rumilly, penché sur la cafetière électrique
comme sur un insondable mystère : « Qu'est-ce que c'est ? » Tu te fous de moi,
Bruno ? Et en effet, il est très possible qu'il se soit foutu de moi, mais je
ne le saurai jamais. Je revois aussi la chambre dans laquelle j'avais installé
Bruno, au deuxième étage. Le sol était jonché de mouchoirs en papier, qu'il
jetait par terre après s'être mouché. Le pragmatisme n'était pas fort. En
revanche, il avait une facilité exceptionnelle à se faire des amis, tout le
contraire de moi. Il voulait par exemple à toute force me faire rencontrer un
autre Bruno, Bruno Monsaingeon, qu'il connaissait bien. Il était entouré de
célébrités, mais il n'en parlait pas. Il faisait du théâtre, il était
mannequin, et c'était surtout un mathématicien de très haut niveau. Il avait
appris en quelques mois ce que mes autres élèves apprenaient en plusieurs
années. Il disparaissait de temps à autre pour quelques semaines, je ne savais
pas que c'était pour être interné. Si j'avais su, aurais-je eu peur de lui ?
Elles n'ont
pas de noms, ces mères, mais elles sont pourtant orphelines, en un sens,
car le fils est naturellement destiné à devenir le père de sa mère, j'ai connu
cette chose-là moi-même. Quand la mère redevient une petite fille dont il faut
prendre soin, qu'elle devient si légère qu'on la transporte facilement d'une
pièce à l'autre, et qu'il faut, parfois, lui réapprendre les gestes
qu'elle-même nous a appris quand nous étions enfant. La mort d'un fils prive la
mère (et le fils) de ce renversement des rôles, ce renversement des rôles qui
est comme une récapitulation de la vie elle-même. Ce qu'on t'a appris, tu vas l'apprendre
toi-même, et parfois à ceux-là mêmes qui te l'ont enseigné. Tout ce que nous
apprenons, nous allons l'oublier, et les enfants sont là pour nous rappeler cet
oubli. Que sont ces mères orphelines de leur fils ? Qui sont-elles en vérité ?
On les reconnaît dans la rue ? On peut les aborder, avoir des relations avec
elles, les aimer ?
Elle avait
peur de son fils. Personne ne devrait lui reprocher cette peur. La
maladie mentale est effrayante. On est là, à côté d'eux, et on sait qu'ils ne
sont pas vraiment là. On sait qu'on ne sait pas. On ne sait pas leur parler, on
ne sait pas les comprendre (les entendre et les prendre avec nous), et surtout,
on ne sait pas ce qui se passe. Qu'est-ce qui se passe, là, juste à côté
de nous ? On glisse sur une surface réfléchissante, une surface sur laquelle on
se voit soi-même : ce n'est pas eux, que nous voyons, c'est nous-mêmes.
Impossible de passer, impossible de pénétrer, on rebondit à la surface, ce sont
des miroirs. Leur force gravitationnelle est si intense qu'elle ne laisse rien
passer, rien ne franchit la surface. Ils sont internés même quand ils ne
sont pas à l'hôpital.
Boris appelait
sa mère en pleine nuit, pendant qu'il était en train de se prostituer. Il
voulait qu'elle sache. Il voulait qu'elle paye, qu'elle souffre autant que lui,
si possible. Il lui rendait, pensait-il, la monnaie de sa pièce. Après tout, qui
l'avait fait tel qu'il était ? Il était bien sorti de cet utérus et pas
d'un autre !… Qui peut supporter une telle violence ? Qui peut la comprendre ?
Qui est capable d'en retrouver les traces dans la voix et les gestes de la
mère, dans l'aboulie ou la dysphorie qui viennent régulièrement brouiller son
beau visage ?
« Mais à
présent, comment pourrais-je rire de la folie ? » J'ai toujours eu un rapport
ambivalent à la folie. J'en ai peur et je la désire. Je me souviens très bien
de ce soir, de ce début de soirée, à Paris, avenue Montaigne, en face du
Théâtre des Champs-Élysées. Il devait être huit heures, la rue était mouillée,
je crois, j'étais face au théâtre, sur le trottoir opposé, et tout à coup, j'ai
eu peur. Une frayeur intense m'a traversé le corps et l'esprit : j'ai eu peur
de devenir fou. Ce soir-là, j'ai compris, j'ai senti, que la folie n'était pas
cette chose romantique et qui me faisait vaguement signe depuis les rives du
Rhin, sur les traces de Schumann. Elle n'était plus, tout à coup, qu'une bête
effrayante et répugnante, terrifiante, même, qui me glaçait le sang. Je devais
avoir vingt ans et je n'ai jamais oublié cette horrible vision. Mon père,
Schumann, le soir, l'hiver, ou l'automne, je ne sais plus, un intense sentiment
d'abandon, et quelque chose, s'étaient donné rendez-vous, ce soir-là, à
cet endroit précis, et s'étaient rejoints en moi. C'était comme un
court-circuit, j'ai entendu le craquement électrique, la foudre, ou bien
autre chose, et mon corps en est resté troué.
Autre chose…
Quoi ? Ce qui n'a pas de nom. En nommant la maladie, on fait seulement
exister la maladie, qui est bien autre chose que ce qui arrive à celui qui en
souffre : rien que de la douleur, « l'horrible babil du monde » qui se porte à
ses oreilles, sans possibilité d'interrompre ce caquet. Une chose est de
pressentir la folie qui pourrait tout aussi bien nous habiter, prendre
possession de nous, d'en ressentir l'annonce ou l'imminence, et autre chose est
d'être expulsé de soi-même par une présence indésirable, qui demeure, qui
s'incruste, et s'interpose entre le monde et soi. Tout ce qui se passe autour
des fous est une référence secrète au murmure sans ponctuation qui les habite.
Les phénomènes de la vie courante les espionnent en permanence, où qu'ils
soient. Leur prison est ce qui rend les autres libres. Même la nature, alentour,
disserte sur eux en silence. Un rayon de soleil peut les blesser mortellement
et une porte qui claque leur signifier le danger que personne ne voit. Les
alphabets se nourrissent les uns les autres en une ronde infernale. Tout parle,
toujours, partout, et le déchiffrage incessant de ces signes est épuisant. Un
schizophrène est comme qui serait sans cesse en train d'étudier les fugues en
miroir à douze voix d'un contrapuntiste furieux, pour savoir ce que ce dernier
a à lui dire. Leurs muqueuses sont tapissées de phrases, en tout sens.
La maladie
mentale, c'est le secret : qu'on le veuille ou non, il y a ce secret autour
duquel tourne la vie de celui qui en est atteint et de ses proches. Ça ne peut
pas se dire. Ils savent très bien, ceux qui en souffrent, que le dire est
impossible, et que, le disant, le malentendu sera plus grand encore, et fera
davantage pression sur eux. Ils sont internés en eux-mêmes, en leur
secret, sous la pression et sous la surveillance d'un dehors toujours plus ou
moins hostile. Tout le monde veut changer, tout le monde prétend qu'il
était différent hier et qu'il sera encore différent demain. Les fous, qui de ce
point de vue sont les moins fous d'entre nous, savent qu'une minuscule
différence est quelque chose de vertigineux, de diabolique. Faites bouger,
déplacez votre être d'un demi-millimètre et vous verrez instantanément que le
monde est méconnaissable, et que vous êtes immédiatement expulsé de ce que les
autres nomment la réalité. C'est cette connaissance qui les oblige au secret.
Ça ne vaut pas la peine, d'expliquer aux autres ce qu'ils ne pourront jamais
comprendre. Autant le deuil tient l'autre en respect, autant la maladie mentale
abat le mur qui protège celui qui en est atteint du terrible regard d'autrui,
ce qui, paradoxalement, l'isole encore davantage.
Ça ne vaut pas
la peine. Tous les suicides ne sont pas des aveux d'échec. Il faut du temps,
beaucoup de temps, pour comprendre que les échecs peuvent s'améliorer, dans une
vie d'homme, prendre un sens, et qu'un visage est fait pour se transformer. Ça
ne vaut pas la peine mais quand-même…
On l'a
retrouvé chez lui, face contre terre, Bruno. Tout son corps était devenu noir,
sauf le bout de son nez. Personne ne sait ce qui s'est passé. Personne non plus
ne sait pour Boris. Ils sont morts tous les deux, tous les trois, en comptant
Daniel, au même âge ou presque, ravis à leurs mères. Je me demande si Jérôme
parlait, quand il a atteint la fin de sa courte vie. Il a en tout cas emporté
un énorme silence avec lui ; un silence gigantesque, tout un univers de
silence. C'est ça qu'on essaie de mettre en terre : le silence qui s'arrache du
monde en même temps qu'eux. Mais ce silence est radioactif. Il revient, il est
le plus fort, il n'a pas de fin. Quand un homme meurt, ce sont des phrases et
des phrases qui sont enfouies avec lui, et des signes par milliers, mais le
silence qu'il emporte est bien plus important encore, et dès lors ne cesse plus
d'habiter les vivants qu'il laisse derrière lui.
Le deuil,
c'est : « Il ne se passe rien. » On attend en vain. Piedad Bonnett a voulu «
mettre au monde une seconde fois »
Daniel, « dans la même douleur que la première ». Ma mère, elle, a mis au monde
Jérôme une deuxième fois, par les mêmes voies, et dans la même joie. Je ne
connais pas la mère de Bruno, mais je connais bien celle de Boris. Je connais
ce drôle d'animal fragile et apeuré qui se débat dans la nuit. « Je fouille mes
sentiments. Je suis en vie. » Elle est en vie, elle aussi, et cette vie lui
appuie sur le cœur et les poumons. Quand je lui parle, en ce moment, elle
m'exaspère et je m'exaspère de cette exaspération. Je suis un profanateur
acharné qui refuse l'absurde pièce que joue Isabelle. Je la vois se cogner aux
parois qui l'entourent, je la vois se mettre elle-même dans des situations
impossibles et se plaindre de l'impossibilité à trouver une issue. Elle habite
un présent inhabitable. Elle est sur scène mais le public n'est pas là, elle
joue pour elle-même une pièce absurde, absurde parce que sans objet, sans
dénouement, et sans texte. Elle est
entourée d'une armée d'ombres qui absorbent sa voix. Elle a même renoncé à
parler, puisque sa voix ne porte pas. Je me dis, je ne peux pas ne pas me dire
: elle ne parlait pas à Boris. Elle ne lui écrivait pas. Oh, bien sûr,
ils échangeaient des paroles quand ils se voyaient, avec les autres enfants, ou
au téléphone, il y avait des mots, des phrases, des propositions et des
silences, mais je suis sûr qu'elle ne lui parlait pas. Je la connais. Je sais
quelle est sa difficulté à parler, à parler vraiment. Elle a posé une enveloppe
vide sur une table. Elle y tient tout entière. Elle attend. Elle attend et il
ne se passe rien. Elle vit dans un présent qui n'est pas présent. Quelqu'un
ouvrira-t-il l'enveloppe ? Peu importe ce qui se trouve ou ne se trouve pas
dans l'enveloppe, il faudrait seulement que quelqu'un pense à l'ouvrir, que
quelqu'un ait envie de réveiller cette femme. Elle vit de rien. Comme un chien
dans sa niche, attaché par une chaîne. Elle n'a pas de rêves, pas de désirs,
pas d'ambitions. Elle vit au ralenti, en essayant de faire que le désastre ne
se voit pas trop. Je prononce ces terribles paroles en entendant le passage cantando de la marche funèbre de
Chopin, et je me dis qu'Isabelle, c'est ça, c'est exactement ça. Elle vit une
marche funèbre qui ne ressemble pas du tout à une marche funèbre. Ça chante
doucement, et personne ne voit rien. On la complimente et on la jalouse…
personne ne voit la tragédie sur laquelle elle pose son être léger comme une
plume. Ne pas parler, ça peut rendre fou.
Je voudrais
que les différents visages de cette mère apparaissent ici, « dans les reflets
vacillants » d'un texte sous doute maladroit et peut-être superficiel. Le temps
de l'écriture, au moins, je serai près d'elle. Le temps court, plus rapide que
moi, plus intelligent que moi ; je me laisse distancer, je suis bientôt perdu,
à la traîne de mes propres pensées. Je suis plus vide que l'enveloppe dans
laquelle j'ai mis le vide de cette femme sans paroles. Moi aussi je fais comme
si de rien n'était. Personne ne me voit. Ça ne vaut pas la peine et pourtant je
continue. Je perds mon temps, je le dépense, en tout cas, quand-même, en pure
perte, à quoi bon. Il est possible que je ne parle que de moi, ce qui ajoute
encore à l'absurde. La voix de cette femme s'enfonce en moi, je sens cette
chose qui envahit mes chairs à mesure que son visage s'efface. Ralenti,
lointain, détaché du monde, indifférent, tremblant, plein de tics, somnolent…
C'est moi maintenant. Et toujours cette marche funèbre. Me viennent à l'esprit
les funérailles de Staline, Richter au piano, et mon père, au piano, jouant
Mozart, après l'inhumation de Jérôme, et ma mère, sur son lit, déjà transformée
en statue, mon baiser sur sa bouche, mes promesses, mes larmes. Les noms
glissent les uns sur les autres, comme de l'eau sur de l'eau, comme le temps
sur le temps, comme ces couleurs captives dont parfois nous essayons de trouver
un équivalent entre quatre angles, en une après-midi perdue.
Elle répète
les mots qu'elle entend, les phrases, comme si elle devait se persuader que le
son de sa propre voix est réel, qu'il renvoie à une réalité vraie, que c'est
encore elle qui décide de sa propre vie, qu'elle existe en tant que volonté et
respiration. Cela ressemble beaucoup à du mensonge mais c'est pourtant la seule
vérité à laquelle elle a accès alors elle se dit qu'il faut continuer. Tout
cela est bien arrivé, oui, et ça continue d'arriver. Les jours sont la
suite des autres jours qui eux-mêmes ont continué ceux qui les ont précédés.
C'est comme ça que ça marche. Je repense à son petit mot, le jour où Boris a
été retrouvé mort : « Tout est dit. » J'entends le tout est consommé du
vendredi saint. Ne va pas plus loin. Je pense au « Femme voilà ton fils… voilà
ta mère » du même vendredi saint. À qui Boris a-t-il confié sa mère ? Mystère.
Je lis : « C'est l'envie de l'âme qui est le corps. » et je me demande si j'ai
été un jour en contact avec l'âme d'Isabelle.
« Jamais
l'univers ne produira un autre » Boris, et jamais l'univers ne produira une
autre Isabelle. Si je ne connais pas son âme, je connais au moins son odeur.
Va-t-elle rester elle aussi éternellement la même ?
Je les vois
tous les deux, nus, l'un contre l'autre. Ce petit corps blanc arrondi tourné
vers la mère nourricière, aimante, protectrice, ce petit corps qui est sorti
tout récemment de celui-là et qui semble fait pour y retourner. Je ne connais
Boris que par des photos. Je ne connais Boris qu'à travers sa mère, qu'à
travers l'empreinte et la douleur qu'il a laissées en elle, par la peur qui ne
la quitte jamais. Je ne connais Boris qu'à travers des noms de somnifères,
d'anxiolytiques, des colères subites, inexplicables, des éclats, des échardes,
des lésions indéchiffrables et muettes. La nuit elle est "en mode
avion", elle débranche son téléphone, car les appels la nuit étaient
toujours synonymes de terreur. Parenthèse blanche. Je ne suis pas là, je n'y
suis pour personne. Elle a pris l'habitude de n'y être pour personne, cette
absence s'est inscrite dans ces gestes, dans sa voix. Ce deuil a été pour elle
une bénédiction. « Un deuil profond nous rend momentanément libres, du moins
c’est ce qui m’apparaît à voir les autres s’arrêter au seuil de mon chagrin,
dans un instant d’effroi, tétanisés par la peur ou la pudeur. Mon visage, mon
espace, mon silence, ma volonté m’appartiennent aujourd’hui plus que jamais. Je
suis maîtresse absolue de mes paroles. Comme si la mort de Daniel me permettait
de vivre dans une impunité totale pendant quelques jours. » Il lui octroie le
droit de ne pas y être, et, encore plus précieux, celui de n'avoir aucune
justification à donner. Pour une fois on lui fout la paix ! Ce n'est plus
seulement la nuit qu'elle est en mode avion, c'est toute la journée.
Être sur terre lui est pénible. Son élément, c'est l'air, ou l'eau. La seule
fois qu'Isabelle m'a écrit, c'était pour me relater un épisode de son enfance
qui se déroule dans la mer. Elle se noie et son père, le héros, le pilote de
chasse, vient la secourir. J'ai perdu ce court récit et je le regrette
beaucoup. Tout y était.
« Je ne
voudrais surtout pas proférer de mensonges, écrire d’une encre douteuse,
enjoliver, redorer ce qui est. Cela m’oblige à m’écouter. Si nous sommes là,
c’est pour dire la vérité. Soyons réels. J’exige des exactitudes terrifiantes.
» C'est Piedad Bonnett qui place ces quelques mots de Rafael Cadenas en exergue
de son livre sur son fils Daniel. Cela m'oblige à m'écouter… Ne pas
proférer de mensonges ? N'est-ce pas une utopie ? Une folie ? J'essaierai de dire
des exactitudes terrifiantes. Personne n'est obligé d'écouter, personne
n'est obligé de lire, et, surtout, personne n'est obligé de comprendre. « Une
femme dit qu’il lui devient impossible de lire, parce que chaque mot éveille en
elle toutes sortes d’associations. » Si c'est ça la psychose, alors j'en suis
atteint aussi. On peut ne pas lire pour plusieurs raisons. Soit parce qu'on ne
fait aucune association, qu'on ne lie rien à rien, que les phrases glissent sur
nous comme de l'eau plate sur du marbre, ou, au contraire, parce que tout fait
signe, que tout renvoie à autre chose, que les phrases, les mots, et même les
lettres sont liés, tous, sont intersections, tous, et que ce réseau de sens est
si dense et palpitant que la pensée se décourage devant tant de possibles. Le
vrai lecteur est celui qui ne peut plus lire. Isabelle ne lit plus. Moi non
plus.
La sidération
provoquée par le deuil d'un autre que soi, tout le monde en joue, plus ou
moins. Je me rappelle parfaitement la cour du collège, à la mort de mon père,
j'avais seize ans, et des lunettes de soleil… J'avais le droit de porter des
lunettes de soleil (moi qui n'en avais jamais portées auparavant) puisque
j'étais en deuil. Je m'étais rendu compte très vite que j'étais protégé par ces
lunettes de soleil, et par le deuil qui me frappait. Tout le monde me parlait
gentiment. Tout le monde me respectait. Je les tenais en respect. Je pouvais
observer les autres mais le regard des autres ne pouvait pas s'appesantir sur
moi. Il glissait sur mes lunettes de soleil et mon chagrin supposé. En réalité
je ne ressentais rien. Rien du tout. Et c'est parce que je ne ressentais rien
que j'avais éprouvé le besoin d'endosser la panoplie du deuil. Jamais je
n'aurais été capable d'avouer alors que la mort de mon père me laissait
complètement froid. Le deuil fabrique des droits nouveaux mais très éphémères.
Très vite on s'aperçoit que cet état d'exception n'a pas duré, qu'on doit
réintégrer le peuple ordinaire, celui des vivants inconscients de la mort. Les
vivants sont redevables à la mort des autres et ils en éprouvent « un frisson
de gratitude ». Pas moi, pas maintenant. Comment savoir qu'on est en vie
autrement qu'en se comparant à un mort ? Le mort est un autre. La mort
tape à côté. Encore et encore… Elle est très maladroite mais elle a le temps
pour elle, tout le temps. Notre vie n'est qu'une succession de deuils, jusqu'à
ce qu'elle cède la place au deuil des autres, celui qu'ils vont endosser un
temps pour nous. Ça disparaît autour de nous, jusqu'au jour où ce sera notre
tour. Nous leur ferons nous aussi ce plaisir inavouable, un jour, de mourir à
leur place, avant eux. Un peu de patience, ça ne devrait plus tarder.
On a toujours
envie de leur demander, à ceux qui sont en deuil, ce qu'il y a de plus terrible
pour eux : le monde sans celui qui est mort, ou ce mort sans le monde, sans
vous, sans nous ? Il y a un défaut d'actuel. Le présent de cette femme,
je l'ai déjà dit, n'est pas présent. Il y a des êtres dont on ne voit pas
l'effet de la vie sur eux. Ils se sont mis en retrait. Ils ne possèdent qu'un
seul aujourd'hui. Le vent de la vie ne les touche pas. Leur présent est
immobile, il n'est qu'un instant qui prépare le lendemain. On devient fou, à ne
pouvoir ni avancer ni reculer. Elle est gonflée de rouge, les joues tremblantes
de malheur, les yeux brillants de désir, un désir qui est mouillé de larmes pas
encore versées, de larmes rentrées, au bord, perpétuellement au bord. Ça vient
après le sucre, après l'écrasement, après le long et lourd sommeil dans quoi on
s'enfonce jusqu'au sang. Je n'ai même pas besoin de voir cette photo. Pleins et
opaques étaient les mots, les musiques, les êtres, à la fois complets et
insignifiants, qui l'accueillirent dans le monde — ils n'avaient pas encore
créé de liens entre eux, chacun d'eux était un monde en soi, une île perdue,
cernée par la nuit. Je suis à l'intérieur, contre Isabelle. Je sens ses chairs,
ses odeurs, son haleine. Il n'y a qu'une seule note, mais si précise dans sa
nuance. Tout cela est si ancien déjà qu'on peine un peu à en retrouver la
vérité, et pourtant c'est bien plus important, en quantité et en importance,
que tout ce qu'on a cru comprendre, et vivre, après. Les adultes sont des
enfants ratés. Malheur, souffrances, plaies, ça ressort toujours un jour ou
l'autre. Quand elle se met à crier comme une folle, imaginez-la enfant, dans sa
chambre… Isabelle trouve que je rhapsodise trop. Moi que ce n'est pas assez,
jamais assez. Je vous salue, Isabelle, pleine de grâce, le fruit de vos
entrailles est béni. Une seule note, qui retentit à l'infini… le bruit des
entrailles, sonnailles, failles, semailles, grenailles, mailles, éventail, le
cru et le recuit des entrailles, quel
mystère ! Bruits et frottements… L'amande, la figue, l'âme, le noyau, et le
corps entier. Pleine de grâce… Je la vois, elle est pleine de grâce, c'est
indéniable. Ses entrailles… Ses entrées… À travers le givre des muqueuses
cuivrées, comme une terre retournée, au matin, qui fume, je vois l'enfant
qu'elle fut. La voix ne sort pas du corps, le corps est tout entier dans la
voix. Je me dis qu'il faut absolument qu'elle écoute L'Amour et la vie d'une
femme, de Schumann. Je suis toujours à la recherche de la voix de mon père,
de la voix de ma mère. Pas le souvenir de la voix, mais la voix elle-même, de
la voix vraie, présente, actuelle (qui est un acte de présence). Il ne faut pas
avoir peur. Ce ne sont pas des fantômes. Ils sont toujours là. Il y a les
oiseaux dans le jardin, le coq, les voitures un peu plus loin sur la route, la
rumeur générale, le souffle du vent, et puis, comme une fente verticale dans
cela, une amande qui est là, qui attend, des entrailles qui palpitent. Il faut
tout écouter en même temps, comme un contrepoint. Si le corps est tout entier
dans la voix, entendre la voix suffit. C'est le seuil. La grâce. Grâce à la
voix on peut tout. Écoute-toi parler, Isabelle. Assois-toi sur ton lit et
parle-toi. Ton corps est dans ta voix. Mon Amour, Mon Très Chéri, Ma Vie,
C'est Moi, je suis à toi, je me donne complètement, entièrement, sans reste,
prends tout, tout est à toi, vite, viens là, plus près, partout, oui, là et là
et ici aussi. Tu as vu, j'ai tout risqué pour toi. Il a suffi d'un soir et d'un
alcool de poire. Nous irons partout, partout là-bas et encore ici aussi, loin
et près, le soir le matin la nuit au soleil comme tu veux partout allongés
debout sur le ventre en planant au-dessus des toits en rêve en dur en croix
même s'il pleut debout dans le vent dans la mer sous le sable au Brésil. Je
suis raide dingue d'amour. Vite. Tout est là. Regarde, j'ouvre ma valise, mon
ventre, mon cœur, mes tripes, ma bouche, viens. Entre. Je n'écris pas,
j'entends. J'invoque les oiseaux, les ombres et la mer alliée au soleil. Je ne
recueille que les ossements brûlés du temps en lambeaux, suspendus à l'arbre
mort, du temps arrêté parmi les cris sourds d'un crépuscule blanchi d'effroi. À
quoi me servent les fleurs, les parfums, les musiques, le jardin, la pulsation
brûlante de la transe et la pourpre odorante de ton sexe, quand la chambre ne
parle que d'un retour impossible et d'un deuil interminable ? J'ai beaucoup
réfléchi… et je t'ai vue dans le miroir sans me reconnaître. À quoi servent les
sentiments ? Leurs échos n'appellent qu'une matière molle, informe, au goût de
viande avariée. Disgrâce, répétition, psalmodie des maladresses, la bourse des
phrases est au plus bas. La fêlure était déjà là, bien sûr, je le savais. Il y
a ce jeu, ce petit jeu entre les phrases, ces silences juste un peu trop longs,
ces endroits où la peinture est écaillée. On ne sait jamais ce qui va provoquer
la rupture, comment elle va advenir, mais on sait que tout est là, déjà, que
tout est en place pour que la tragédie donne le dernier coup, celui qui va
faire passer une forme organique, belle, à l'état de pantin désarticulé, qui va
faire d'une parole pleine une suite de sons inarticulés, qui va désorganiser
l'ensemble qui ne tenait que par très peu de choses, on le voit alors, on le
comprend subitement. L'air est dans le mot, qui lui fait mordre la poussière. « [Elle]
entre dans un soliloque précipité, inlassable, sur sa vocation, ses terreurs
profondes, la médiocrité de son époque. » Est-ce que ce soliloque est à moi
destiné, oui, j'en ai l'impression, très souvent. Elle récite un poème destiné
à m'amadouer. L'époque, la fatalité, les gènes. C'est tout un ensemble, comme dirait l'autre. Quand je lui avoue
qu'elle est la seule à me faire bander, elle me répond qu'elle en est fière.
Elle me dit :
« Ils l'ont fait beau, tu sais. Il est beau. » Nous avions essayé nous aussi de
rendre notre mère belle, pour son dernier voyage, mais je n'ai pas aimé son air
de statue, pourtant, un air dur, minéral, qui ne lui allait pas du tout. Il y a
pourtant une vérité, là, dans ce corps rendu à son temps vrai, infini,
débarrassé de sa psychologie, délivré d'une vie que nous avions façonnée,
aussi, par notre regard et notre amour, c'est-à-dire notre besoin. Quand elle
revient me hanter, dans mes rêves, elle est souvent très dure, méconnaissable,
et je sais maintenant que celle-ci est aussi réelle que celle-là. La terreur
n'est jamais loin. On marche sur un fil. Il est tranchant.
Tant que le
travail n'est pas terminé, la mère est incomplète, et dès qu'il est terminé,
elle est menacée de cette même incomplétude. C'est la raison pour laquelle une
femme est toujours inquiète, même quand elle n'est pas mère, car elle sait
obscurément que son destin biologique est de mettre au monde la mort, d'en
permettre la présence cachée parmi nous, cette présence qui par contraste nous
fait croire à la vie. Il faut bien que ça continue, pourtant, et même qu'on
s'amuse un peu : si les femmes sont coquettes et superficielles, c'est
précisément parce qu'elles sont les gardiennes du gouffre vers lequel nous nous
précipitons avec une joie touchante.
Au téléphone,
elle me dit, dans un sanglot : « Même pas… vingt-neuf ans… ». Pourquoi jouer
Mozart dans un moment pareil ? C'est une berceuse. Il faut consoler, bien sûr,
mais consoler qui ? Je l'ai vue souvent allongée dans la chambre, consultant
l'écran de son téléphone ou en conversation. Elle répond / Elle ne répond
pas. Parfois le courant passe, parfois il ne passe pas. On ne sait pas ce qui
ouvre ou ferme le cardia. Elle cherche d'abord la chambre, dans une
maison. Elle y fait son nid, immédiatement. Le reste l'intéresse très peu. De
longues années, elle est restée comme cloîtrée dans sa chambre, à Lyon. Prisonnière.
Elle est retournée à ce statut de prisonnière. On a l'impression que c'est le
seul dans lequel elle se sent bien. De temps à autre, elle a des velléités de
liberté, mais celles-ci cèdent vite, devant une réalité qui toujours lui est
imposée du dehors, qu'elle ne choisit pas. Soit prisonnière, soit fugitive… Sa
rencontre avec moi était sa dernière fugue. Isabelle a deux chez-elle. Sa
chambre et sa voiture. La chambre pour rester.
La voiture pour fuir. Elle me fait
penser à Luna. Luna était pareille. Parfaitement chez elle dans ma chambre et
dans ma voiture. Attachée à celui qui la nourrit. Mais je dérape…
Passion, donc.
Passion. C'est cela le nœud. La passion de l'herbe coupée, du lilas en fleurs,
la passion des chants d'oiseaux, la passion du désir à travers les heures
creuses, creusées et pourtant jamais si pleines, inhabitées d'autre chose
qu'elles-mêmes. Si l'on pouvait voir les odeurs, on habiterait à nouveau dans
le jardin d'Eden. Mozart. Écrire à neuf. La semaine est toujours sainte, quand
on y est comme un enfant perdu qui cherche le sein de sa mère. « Pince-moi le
bout des seins. » Par la fenêtre ouverte, je vois le néflier, l'herbe coupée,
et j'entends les sons du soir qui vient. Luna est bien tranquille dans sa
tombe. Pourquoi est-elle venue dans ma vie ? Pourquoi ? Choral de la douleur.
Aucune musique ne m'apaise. Les sons m'arrivent par le cul. La musique me tue.
Vous croyez que vous vivez une (et une seule) vie ? Non, le temps, votre
"ligne d'univers", n'est pas une ligne droite et univoque, elle n'est
pas parallèle aux lignes d'univers de vos semblables, elle peut les croiser,
les multiplier, les diviser par elle-même, les augmenter, de la même manière
que les lignes d'univers des autres vous augmentent d'un coefficient de vie,
difficile à évaluer, certes, mais sensible, efficace. Tout cela produit du son
: les frottements entres les êtres, contrepoints, accords, les altérations, les
interactions avec le monde, avec la nature, avec la violence, avec la peur,
tout ce système crée une vibration audible qui modifie en permanence votre
équilibre, c'est-à-dire vous inscrit dans le temps, vous donne une signature,
un timbre, inimitable, unique, irremplaçable. Votre vie, ce timbre unique et
singulier, est fait d'une multitude de sons qui s'engendrent les uns les autres
en un faisceau harmonique plus ou moins régulier et épuré, et rien ne vous
empêche de vivre à l'intérieur de tous ces sons, de tous ces contrepoints, d'en
explorer les possibilités, inouïes pour la plupart, et ainsi d'habiter
plusieurs mondes contemporains ; (mais) seule la musique permet cette coexistence,
ce dialogue simultané entre plusieurs voix et plusieurs voies. Cette
coïncidence est une grâce qui se mérite. Oser, ce n'est finalement pas si
simple. Du moins le constate-t-on chaque jour en voyant le peu de facilité
qu'ont les gens autour de nous à se livrer tels qu'en eux-mêmes, à jouer, à ne
pas se prendre au piège de leur image. Être léger pour être profond. Le texte
biblique est-il : « Dieu est créateur de toute chose dans l'univers. » ou bien
: « Dieu est créateur de toute chose. » [dont l'univers]. Ça change tout. Dieu
est-il dans l'univers, ou est-il extrinsèque à l'univers ? Si l'univers est
incréé, il est le grand rival de Dieu.
Il y a dans la
vie de tout homme un moment très particulier où celui-là cesse d'éprouver le
passage du temps comme la douleur essentielle d'être ; c'est la nuit qui en
général nous révèle ce seuil intimidant, quand la terreur de l'insomnie laisse
la place au plaisir pur d'être là, allongé, vivant, au cœur du monde, au cœur
d'un monde dont le bruit et la fureur ne nous parviennent plus qu'étouffés et
diffus, inoffensifs. Jusqu'à une date proche, il me semblait entendre le
grincement atroce du monde sur son axe, la Terre ne tournant sur elle-même que
dans le but d'approcher mon être de la mort : bruit effroyable. Il s'est tu
d'un seul coup. Je ne sais ce qui a brisé les liens que le temps avait noués
avec l'abîme à travers mon corps et je ne les ai d'ailleurs perçus que
rétrospectivement, au moment même où ils ont cessé de me tenir sous leur emprise.
Brahms accompagne naturellement
ce passage.
Bruno, en
mourant a perdu son o, est devenu
brun, tout brun. « J'ai entendu dire que le noir révèle l'incapacité d'un
artiste à choisir une couleur, mais je ne suis pas d'accord avec cette
affirmation. »
Jaspers aimait
citer ce proverbe chinois : « Il faut être malade pour devenir vieux. » Un
jeune correspondant m'envoie une page dans laquelle se trouve cette anecdote et
je trouve que Jaspers a bigrement raison. Si l'on ne veut pas être malade,
c'est-à-dire emprunter ces chemins que le corps nous incite à connaître, on n'a
plus que la folie ou la mort pour échapper à l'ennui du libre-arbitre. Tous les
suicides ne sont pas des aveux d'échec. Cependant, les échecs qui se répètent
dans une vie peuvent évoluer, les échecs peuvent s'améliorer. C'est ce
qu'il faudrait comprendre. Il aura manqué du temps à ces enfants, ou bien ils
auront manqué le temps qui était en eux. Le temps de l'échec, le temps du
retour, le temps de la maladie, le temps de la rémission. Je sais que ce que je
dis là est paradoxal, puisque c'est la maladie qui les a emportés loin d'eux,
mais la maladie n'est pas univoque. Elle est aussi féconde, même quand elle est
dangereuse. Devenir vieux… Cette chance d'avoir le temps avec soi, de
profiter de son élan et des dépôts qu'il occasionne, de jouer de son rubato,
d'en être à la fois le maître et l'esclave, de l'attendre, de courir plus vite
que lui, de revenir sur ses pas, de le prendre à revers, de prendre appui sur
ses points d'orgue, de se laisser porter par ses accelerandos, de céder à ses
avances et de guetter ses retraits, on ne peut pas savoir ça à vingt ans, on
n'a pas eu le temps de comprendre que la maladie n'est pas, ou pas seulement
notre ennemie, qu'elle est aussi un signe que le temps nous adresse, que le
noir n'est pas une absence de couleur.
(…)