Aller vers elles dans un autre but que de donner quelque chose est déjà humiliant, mais quand elles nous répondent avec cet air de suspicion incompréhensible au premier abord, on a envie de rebrousser chemin.
Trop tard, on y est, ça y est, on a franchi le Rubicon, j'y suis, j'y reste. Ce sont deux femmes qui doivent avoir sensiblement mon âge, peut-être même sont elles un peu plus jeunes, mais leur mise et leur emploi les vieillit beaucoup. Pourquoi c'est jamais des minettes de vingt-cinq ans qui se tiennent devant les deux caddies bourrés à craquer de boites de conserves et de paquets de nouilles ? Autour de nous ça circule, c'est samedi soir, il y a un monde fou à Cora. Avec mon petit panier en osier, j'ai l'air d'un survivant… ce que je suis. Pour la première fois de ma vie, je m'adresse aux Restos du cœur. Tu me vois, de là-haut ? Les-Restos-du-cœur…
Je leur demande quelles sont les conditions pour bénéficier de ces fantastiques boîtes de petits pois et de thon qui s'entassent pêle-mêle dans les deux caddies dont elles assurent la garde comme deux cerbères dérisoires et patauds. « On ne peut pas le dire. » Ah ? C'est secret ? « Oui, c'est top-secret ! » me répond celle qui a l'air d'être la cheffe. Je ne sais d'abord pas si elle plaisante, mais je constate très vite que non, elle ne plaisante pas du tout. Veut-elle savoir d'abord si je suis sérieux ? Oui, ça doit être ça. Je n'ai peut-être pas encore tout à fait l'air d'un clodo. Ou alors je ne parle pas comme un clodo ? Ou bien j'ai l'air trop hésitant ? J'y vais à reculons ? Je ne sais pas. Mais dites-moi, il y a vraiment des gens qui arnaquent les Restos-du-Cœur ? Ça existe, ça ? Il y a vraiment des gens qui vont chercher de la bouffe, là, juste pour le fun ?
J'en ai parlé. Je faisais le malin, mais jusqu'à présent, je n'avais pas osé. Eh bien voilà, je comprends que ce soir, le 18 novembre 2017, à six heures du soir, j'ai passé un cap. Jusqu'à présent, être pauvre, c'était un état privé, intime, quelque chose qui occupe l'esprit mais dont on ne parle pas. Est arrivé ce moment, sans que je l'ai prémédité, où j'ai compris que je devais accepter de voir les choses en face. Ça va se voir ? Ça va se voir. Ça va se savoir ? Ça va se savoir, sans doute, tant pis.
Je repense à lui, lui, ce visage que je n'ai jamais oublié. C'était à Paris, sur la place des Vosges, que je traversais pour aller boire un café à Ma Bourgogne, c'était à la fin des années 80. Il s'est approché de moi obliquement. Il parlait bas, il était à peu près bien mis, il devait avoir dix ou quinze ans de plus que moi, dans les quarante, quarante-cinq ans. Il m'a demandé de l'argent, en s'excusant. Il avait honte. Il avait terriblement honte, de demander de l'argent. Ça lui coutait, ça se voyait, on ne voyait même que ça. J'ai refusé. Je ne sais pas, oui, j'ai refusé, connement, stupidement, parce qu'on commençait dans ces années-là à être constamment sollicité, dans la rue, et de manière souvent très agressive, et que, très souvent, on avait l'impression d'être pris pour des cons. Immédiatement, j'ai su que j'avais fait une énorme connerie, j'ai eu honte de moi, j'ai trouvé une pièce de cinq francs au fond de ma poche, je me rappelle, et j'ai fait demi-tour pour aller lui donner au moins ça. Impossible de le retrouver. Il avait disparu aussi vite qu'il était apparu, d'une manière presque surnaturelle. Il avait tellement honte… Il baissait la tête et il baissait la voix. Je revois encore sa manière de s'excuser, quand j'avais refusé, et de s'éloigner de moi presque à reculons, comme s'il venait de commettre un délit. Je suis resté planté là un moment, essayant de le distinguer dans le square Louis XIII. Il faisait très beau, je me souviens. Je ne l'ai jamais revu. Toute la journée, cette pièce de cinq francs est restée dans ma main, au fond de ma poche. Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles Des noyés descendaient dormir, à reculons.
Je repense à lui, lui, ce visage que je n'ai jamais oublié. C'était à Paris, sur la place des Vosges, que je traversais pour aller boire un café à Ma Bourgogne, c'était à la fin des années 80. Il s'est approché de moi obliquement. Il parlait bas, il était à peu près bien mis, il devait avoir dix ou quinze ans de plus que moi, dans les quarante, quarante-cinq ans. Il m'a demandé de l'argent, en s'excusant. Il avait honte. Il avait terriblement honte, de demander de l'argent. Ça lui coutait, ça se voyait, on ne voyait même que ça. J'ai refusé. Je ne sais pas, oui, j'ai refusé, connement, stupidement, parce qu'on commençait dans ces années-là à être constamment sollicité, dans la rue, et de manière souvent très agressive, et que, très souvent, on avait l'impression d'être pris pour des cons. Immédiatement, j'ai su que j'avais fait une énorme connerie, j'ai eu honte de moi, j'ai trouvé une pièce de cinq francs au fond de ma poche, je me rappelle, et j'ai fait demi-tour pour aller lui donner au moins ça. Impossible de le retrouver. Il avait disparu aussi vite qu'il était apparu, d'une manière presque surnaturelle. Il avait tellement honte… Il baissait la tête et il baissait la voix. Je revois encore sa manière de s'excuser, quand j'avais refusé, et de s'éloigner de moi presque à reculons, comme s'il venait de commettre un délit. Je suis resté planté là un moment, essayant de le distinguer dans le square Louis XIII. Il faisait très beau, je me souviens. Je ne l'ai jamais revu. Toute la journée, cette pièce de cinq francs est restée dans ma main, au fond de ma poche. Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles Des noyés descendaient dormir, à reculons.
De retour à la maison, je suis allé voir à quoi ressemblait leur site. Sans surprise, c'est d'une laideur infâme, qui fait honte à celui qui consulte ces pages. Ah zut, je ne dois pas en dire du mal, on ne sait jamais. C'est très joli. Sympa. Accueillant. Plein de couleurs.
Je remarque qu'il existe des "campagnes". La campagne d'été (de mai à octobre), et la campagne d'hiver (de fin novembre à fin mars). J'en déduis donc qu'au mois de novembre et au mois d'avril, on a le droit de crever de faim. Tout cela est bien entendu écrit sur fond rose, avec orthographe inclusive et police de caractères débile. Mais bon, comme dirait l'autre, on ne va tout de même pas s'intéresser à des détails pareils — non, je crois qu'ils diraient : se crisper sur des babioles ou un truc du genre. J'entends mon frère aîné me dire : tout ce qui est excessif est insignifiant, ou encore : tu confonds l'essentiel et l'accessoire.
La dame à qui j'ai parlé tout à l'heure m'a bien fait comprendre qu'il fallait montrer patte blanche (sic) pour avoir droit aux raviolis et aux patates. Ça c'est sûr que si j'avais une gueule de Syrien, genre, on ne me demanderait rien, on n'aurait pas cet air de méfiance qui donne envie de s'enfuir à toutes jambes. Non, pour nous, les sous-chiens qui n'aboient même pas, c'est carte d'identité, livret de famille, attestation CMU, bordereau des allocations familiales, attestation Pôle Emploi, bulletins de salaire, retraite (régime général et complémentaire), avis d'imposition ou de non-imposition, pension alimentaire, quittance de loyer ou tableau d'amortissement de prêt ou certificat d'hébergement, certificat de scolarité pour les enfants — selon notre situation (resic). Tout juste si on nous fait pas passer des contrôles de rectitude morale. Ça rigole pas, avec Saint Coluche. Ça tombe bien, je ne l'ai jamais trouvé drôle.
Comme par hasard, les restos se situent dans la zone, là où pour rien au monde on a envie d'aller se promener, le genre d'endroit où si tu tombes en panne, t'as intérêt à te tirer vite fait en abandonnant ta voiture. Je sens que je vais bien m'amuser, déjà qu'Alès est la ville la plus sinistre de France… N'empêche, je suis curieux de voir la gueule de mes condisciples, non, pardon, de mes compagnons d'infortune, enfin des branleurs qui comme moi n'ont plus une thune pour se chauffer, se vêtir et bientôt se nourrir. Ça promet. Je vous raconterai, c'est promis.
L'autre, au téléphone, elle est bien gentille, elle me conseille d'aller au hamam, pour ma toux ! Au hamam… Et pourquoi pas en thalasso à Essaouira avec Nicole ? Les gens sont cons, c'est pas possible. Tant que tu leur mets pas le nez dans le caca, ils sentent rien. Ils te parlent de leurs dernières vacances, de tous les terribles ennuis qu'ils ont eus avec la compagnie d'aviation, avec leur mec, et avec leur patron qui est insupportable, avec le fisc, tout ça, ils te conseillent (ça j'adore) de prendre des vitamines ou des oligo-éléments, d'aller chez l'osthéo, voire de commencer une thérapie. Et des Omega3, t'en prends ? Tu devrais, moi ça me réussit super-bien. Pigent même pas, ces pecnauds, que même les médicaments de prolos, on ne va pas les chercher, parce qu'ils sont plus remboursés.
Je lis que les Restos du Coeur sont attentifs à l'équilibre nutritionel. « Chaque personne accueillie dans [les] centres de distribution est destinataire d'une certaine quantité de nourriture qui lui permet de préparer quotidiennement un repas complet et équilibré pour tous les membres de sa famille. » Repas complet et équilibré… Équilibre nutritionnel… Il faudrait que quelqu'un leur dise qu'on ne met pas d'espace après une apostrophe, ni avant une virgule. Attentifs à l'équilibre nutritionnel… Putain je rêve… Et ma libido, et ma prostate, et mes toiles, et mes couleurs, tout le monde s'en branle ? Je rêve : des Restos (chaque fois que j'écris "restos", j'ai envie de vomir) du Cœur où on te ferait écouter l'opus 11 de Schoenberg.
Je repense au hamam… Quand je lui dis mais tu délires ou quoi, elle me répond : « Mais tu sais, c'est pas cher, le hamam ! » Tout est là. Il y a tout, dans cette réponse. C'est pas cher, le hamam. Mais bordel de merde à queue, si j'avais le premier sou pour aller au hamam, figure-toi que je le dépenserais pour me chauffer ! On hésite toujours. Ils sont vraiment cons ou ils font semblant ? Rien n'a changé depuis Balzac, même avec leur smartphones à la con et leurs tablettes, ils sont toujours aussi ploucs. Plus, même. Oh oui, beaucoup plus. On voit que leur esprit leur échappe. Ça fuit à tous les étages. Même à trente ans, ils sont déjà alzheimerisés. C'est terrible, l'humain. Ça s'arrange pas. Je ne vois aucun progrès depuis le XIXe, seulement une immense dégénérescence qui semble ne pas avoir de fond. Ça tombe, ça tombe, sans fin.
Je lis encore : « Les personnes accueillies repartent donc des Centres de distribution avec des denrées qu'elles ont elles-mêmes choisies dans les différentes catégories d'aliments (protéines, féculents, légumes, laitages etc etc ) » Une phrase sans faute d'orthographe ! Je suis sûr que ma voisine, l'ancienne instite, elle donne. Si ça se trouve, je vais me faire cuire des pâtes qu'elle aura achetées. Sympa. Elle pourrait me les donner direct, alors ? Mais non, ce serait pas drôle. Il faut que la nourriture équilibrée (protéines, féculents, légumes, laitages etc etc) suive son bonhomme de chemin, qui la sanctifie. Tout est dans la sanctification. Saint Coluche. Prendre une soupe chaude sous une affiche de Coluche : y a-t-il destin plus atroce que celui-ci ?
« Et sinon, tu peins, tu écris, tu as des projets ? »
Ferme ta gueule, STP !
Ferme ta gueule, STP !
à Yohann Rimokh