lundi 3 mars 2014

Une respiration


Pourquoi, mais pourquoi ne me suis-je pas mis au contrebasson, dans l'enfance, au lieu de faire du piano ! Quel idiot ! Jamais eu le moindre flair, le pauvre Georges… Didier Goux m'écrit que je lasse avec mes textes sur Luna et je le sais bien et je m'en fous. Cinq mètres de colonne d'air ! Je ne sais pas si j'aurais été capable de ça. Je suis un tuberculeux refoulé, ça n'aide pas. La seule vraie activité d'un homme digne de ce nom est de lasser. Si vous ne lassez pas vos amis, c'est que vous n'êtes pas un homme. Et les petites amies ? Pareil. Et les grosses ? Elles sont plus difficiles à lasser, c'est vrai. Le contrebasson, ça doit être lassant, à force. On ne peut pas dire que le répertoire soit énorme. Non, on ne peut pas dire ça. On ne peut dire grand-chose, finalement. Dès qu'on a envie de dire quelque chose, on se dit : Ah non, ça je ne peux pas le dire. Le problème des pianistes, je vais vous dire ce que c'est. Ils peuvent tout jouer. Absolument tout. Une pièce pour cent-quarante musiciens comme une pièce pour piccolo solo. Ça fausse le jugement. On finit par croire qu'on peut tout dire. Qu'on a tout dans les mains, qu'il suffit de s'asseoir et d'y aller. La mégalomanie des pianistes est insondable. Ils ne se lassent jamais d'eux-mêmes. Ils peuvent rester des jours, des semaines, des mois, des années en tête à tête avec eux-mêmes, sans se lasser. C'est très mal vu. Et vous ne vous ennuyez pas ? Non. Pas un tout petit peu ? Non. Mais si, c'est forcé, tout de même ! Bon, bon, si vous y tenez. Il ne faut pas contrarier ceux qui s'ennuient. Il ne faut contrarier personne, d'ailleurs. 

Jérôme est mort à deux ans. Il n'a pas pu respirer très longtemps. On m'a donc chargé de respirer un peu pour lui. De lui augmenter la colonne d'air. Je fais ce que je peux. Longtemps, très longtemps, j'ai eu envie de vomir le matin. Si je ne dormais pas dix heures, la moindre parole me donnait des spasmes terribles, impossible de parler jusqu'à midi au moins. Le matin, j'ai mis très longtemps à comprendre que c'était ce moment où les rêves continuent plus ou moins à vivre en nous, comme un contrepoint diffus au jour qui se lève. Fade out / fade in, comme on dit dans les mixages audio. Quand ces envies de vomir me prennent, c'est comme si je me trompais de voie respiratoire, c'est comme si Jérôme respirait à travers moi, avec sa pauvre petite cage thoracique abîmée. Parler, le matin ? J'aurais adoré. J'aurais adoré jouer un do, un mi, un sol, avec un contrebasson, tranquillement, comme ça, au petit déjeuner. Et aussi connaître Charles Munch.