vendredi 7 mars 2014

Shéhérézade (3)


Alors voilà. Tout à coup, je me dis : Shéhérazade, c'est aussi ce type qui marche sur un câble entre les deux tours de Manhattan, en 1974. J'entends le cor anglais, en le revoyant, son balancier dans les bras. Être à la pointe du monde, là où l'on est seul. C'est ça, Shéhérazade. Ça n'a rien à voir avec un exploit, bien sûr. C'est pour cette raison que ce genre de choses est absolument incompréhensible de nos jours. Si Petit (il se nomme Petit, ça ne s'invente pas !) marche sur un fil à 400 mètres de hauteur, tout le monde désormais vous parle de son exploit, et donc personne ne voit ce que ce type est en train de faire. Ils ne le voient tout simplement pas. Ils pensent : 400 mètres, et ils pensent : exploit. Et leurs yeux se ferment. La douceur des clarinettes, dans le Shéhérazade de Maurice Ravel, est-ce un exploit ? Jouer une sonate de Mozart au piano, est-ce un exploit ? Aimer une femme, est-ce un exploit ? Vivre, est-ce un exploit ? Mettre au monde, est-ce un exploit ?

Une fourmi est capable de porter cent fois son poids. Vous imaginez, c'est comme si un homme portait une charge de dix tonnes. Est-ce un exploit ? La fourmi est incommensurablement plus forte que l'homme, et pourtant nous l'écrasons du pied, sans y penser plus que ça. François Hollande est arrivé "à la tête de l'État", alors que manifestement il est idiot, beaucoup plus idiot que la plupart des Français. Ça c'est un exploit ! 

En revanche, qui, dans les soixante millions de Français, serait capable d'écrire le Tombeau de Couperin ou les Oiseaux tristes ? Pas un seul. Plus il y a d'exploits, dans le monde, moins il y a d'art. 

Personne ne parle jamais de Philippe Petit. On s'en fout absolument, de Philippe Petit, dans la France merveilleuse de M. Hollande. Comme de Ravel, comme de Debussy, comme de Couperin, comme de Dutilleux, comme de Chausson. La France veut des exploits, et vendre des Mirages.