Il faut entendre le Duke annoncer « Sam Woodyard », son batteur, il faut entendre toute la gourmandise sonore qu'il met dans ces quelques syllabes, pour comprendre ce qu'est le plaisir dans la musique. Sam Woodyard n'a jamais eu de professeur, dans sa vie de musicien. C'est Clark Terry, assis près de lui, qui lui expliquait les morceaux, au fur et à mesure qu'ils les jouaient avec Ellignton. « Gaffe-moi ça, tout le monde va essayer de se débrouiller… » Sam Woodyard va apprendre la batterie en accompagnant l'orgue de Milt Buckner, c'est une très bonne école, d'accompagner un organiste, pour un batteur, quand il s'agit d'entrer dans un big-band. Pousser un organiste, c'est un peu comparable à pousser les quatorze musiciens d'un big-band, quand on est de la section rythmique. Sam n'est pas un bon lecteur, mais il possède une excellente oreille et une bonne mémoire. Mais surtout, il met tout son cœur à jouer pour l'orchestre, pas pour lui. Depuis le début, il a toujours fait ainsi, en pensant à l'orchestre avant de penser à lui, à la batterie. Duke Ellington avait le don très sûr de savoir recruter les musiciens qui étaient à leur place, dans l'orchestre, en plus d'être les meilleurs. Johnny Hodges, Cootie Williams, Ben Webster, Ray Nance, Jimmy Hamilton, Sonny Greer, Cat Anderson, Russell Procope, Paul Gonsalves, Clark Terry, Aaron Bell, etc., ce ne sont pas seulement de merveilleux instrumentistes, ce sont aussi et peut-être surtout de fantastiques musiciens d'orchestre.
Un jour que Billy Strayhorn demandait, lors d'une séance d'enregistrement : « Où est ma partition ? » Sam (qui n'en avait jamais) enchaîna : « Et la mienne ? » À quoi, Tom Whaley (copiste) répondit en lui faisant passer une feuille de papier sur laquelle était inscrit un simple "P", qui pouvait signifier : « Sois Personnel. » Ou bien : « Sois Prêt. » ou encore : « Sois Présent. » Duke avait une expression particulièrement destinée à son batteur, qui tenait lieu de partition et de grand P : « Mets toute la vaisselle sur la table ! », qui est une très vieille expression du Sud. C'est ce qu'a fait Ellington toute sa vie, de mettre toute la vaisselle sur la table, même si son menu était par ailleurs très rigoureux : jus de pamplemousse, steak et salade. Un homme qui avait lu quatre fois la Bible en entier, qui avait pris un grand plaisir à converser avec la reine Elizabeth, qui avait peur d'être "empoisonné par l'air pur", et qui ne se déplaçait jamais sans sa trousse médicale portant l'inscription : "Dr E.K.E." (Docteur Edward Kennedy Ellington). En plein milieu d'une répétition, il pouvait réclamer à son médecin et ami Arthur Logan qu'il lui prenne le pouls. « On ne sait jamais comment on se porte avant d'avoir pris l'avis de son médecin. » Évidemment, la meilleure manière de savoir comment il se porte est encore pour Duke Ellington de mettre toute la vaisselle sur la table, en compagnie de ses musiciens.