jeudi 13 mars 2014

L'Odeur


Je suis chez ma copine Nicole. Elle m'a offert un café avec une part de gâteau qu'elle a fait elle-même. Elle fume une de ces très fines et longues cigarettes qui m'énervent un peu. Je profite de ce moment pour lui raconter. J'étais déjà assise depuis trois minutes quand ce type est venu s'installer à côté de moi. Énorme. Il a eu du mal à passer son derrière entre les accoudoirs ; j'ai même vu le moment où il devrait renoncer et aller s'installer ailleurs, mais où ? Alors à peine le cul à côté du mien, il se met à souffler, tu vois, comme s'il se remettait d'un effort important. Mais il avait fait que s'asseoir. Bon, j'essaie de ne pas faire attention, je consulte le programme, enfin, je me mets à l'aise. Quand-même, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il est rudement bien sapé, on voyait tout de suite que le costard avait dû lui coûter un max. Le type il arrêtait pas de souffler, et je me suis dit que s'il continuait comme ça, ça allait me gâcher le concert. Quand la lumière s'éteint, je le sens qui se relâche un peu, et du coup c'est comme s'il prenait encore plus de place ; je l'entends qui souffle encore, mais c'est plus paisible, et je vois qu'il a étendu ses jambes. Nicole se lime les ongles pendant que je lui parle, elle a sa clope aux lèvres, je me demande si mon histoire l'intéresse ou bien si elle pense à autre chose. Les musiciens s'accordent, j'essaie de repérer Arnold, j'oublie un peu le gros. Mais quand le chef entre et qu'on se met à applaudir, c'est là que je sens l'odeur. Nicole lève le nez, et elle reprend du café. « T'en veux d'autre ? » Non, je continue mon histoire. « Quelle odeur ? » elle me fait. Justement, c'est ça le truc. Je n'arrivais pas à savoir ce que c'était. Je distinguais évidemment l'eau de toilette du gros, et quand-même par là-dessus un peu de transpiration, mais il y avait autre chose, et ça me tracassait. Nicole pose sa lime et écrase sa cigarette dans le cendrier. « Bouge pas, je vais faire pipi. » Je regarde par la fenêtre, je vois un type en maillot de corps, en face, accoudé à son balcon, qui regarde dans notre direction. « Tu t'es acheté un nouveau tableau ? » que je lui dis, mais en fait je m'en moque un peu. Elle tire la chasse : « Qu'est-ce t'as dit ? » Elle revient s'asseoir et s'allume une autre cigarette. « Tiens, donne-m'en une aussi. » En allumant la clope, je me demande si je continue mon histoire. « Ben alors ? » qu'elle me fait, comme si ça la passionnait absolument. Alors, je lui dis, pour l'odeur, mais en parlant je me dis mais de quoi je suis en train de parler, Bon Dieu, j'en sais rien moi-même. J'ai un grand pif qui m'a souvent joué des tours, et souvent je sens des choses que les autres ne sentent pas. « Oui, une odeur on va dire qui ressemblait à rien, voilà. » Elle a l'air déçue. « Mais tu veux dire quoi, qu'il sentait mauvais ? » Non, non, que je lui dis, c'est pas ça, je peux pas dire ça. Une odeur qui m'inquiétait, voilà, ce serait plus ça, une odeur qui m'avertissait, mais de quoi, et dire ça, j'aurais eu l'air d'une folle bien sûr. Dans la pénombre, j'ai jeté un œil sur les mains du type, qui pendaient des accoudoirs, comme deux morceaux de viande inertes. Ces mains m'ont fait peur. Et à ce moment-là, je me suis dit, c'est ça, ça sent le sang frais. Mais maintenant que j'y repense, là, chez Nicole, je me dis que c'est n'importe quoi. 

Dans un moment où la musique fait une pause, je me dis, tiens, c'est bizarre, je l'entends plus souffler. Enfin, c'est pas vraiment que je me dis ça, mais tu vois, y a comme quelque chose qui m'inquiète, mais je n'ose pas le regarder. Ça doit être qu'il est concentré sur la musique, que je me dis. Et l'odeur qui me revient dans les narines, mais l'adagio continue, j'essaie vraiment d'écouter, alors je concentre mon attention sur Arnold et sur sa voisine de pupitre, une nouvelle. On voit qu'elle n'est pas tranquille, c'est Arnold qui tourne les pages. Tu sais comme j'aime Bruckner ! Et surtout cette symphonie là, la Septième, alors je ne veux pas que le gros me gâche mon concert. Quand je vais écouter du Bruckner, je pense "mon orchidée empoisonnée"… C'est entêtant, comme un parfum lourd, qui étourdit. Et tu sais, le passage où il répète je sais plus combien de fois sol la si, sol la si, sol la si, aux cuivres, tu vois, après toutes les modulations, eh bien à la fin de ce passage, je sens la tête du gros qui me tombe sur l'épaule… Je me dis, c'est pas vrai, ce con s'est endormi, mais comment peut-on s'endormir quand on écoute Bruckner, j'ai vraiment pas de bol, moi ! Nicole se met à rire alors je l'arrête tout de suite : « Il était mort ! »