— Georges, que pensez-vous de Jacques Brel ?
— Je le trouve beau.
— Mais à part ça ?
— Avez-vous regardé les images du 11 septembre qu'on peut voir ces jours-ci ?
— Je ne vois pas le rapport avec Jacques Brel !
— Vous ne voyez rien du tout, je sais. Je les ai regardés, moi, j'ai passé des heures à regarder ça. C'est d'une beauté à couper le souffle.
— Pardon ?
— J'avais été très choqué en 2001 par les propos de Stockhausen, mais je crois que je comprends aujourd'hui ce qu'il voulait dire.
— Revenons à Jacques Brel…
— Il m'a fallu 11 ans pour comprendre de quoi il parlait.
— Jacques Brel ?
— Non, Stockhausen.
— Écoutez, Georges, je crois qu'on va arrêter cet entretien, si vous persistez à faire de la provocation.
— Je ne fais aucune provocation. Arrêtez votre magnétophone si vous voulez, mais vous ne m'empêcherez pas de penser…
— Ah, ne me faites pas le coup de la censure, hein ! Pas vous !
— Je ne parle pas de ça. Enfin, peut-être que si, justement. On ne peut jamais, jamais, jamais, dire qu'on n'est pas un. On ne peut jamais, jamais, jamais expliquer… enfin, je veux dire, on ne peut jamais parler sincèrement, simplement, honnêtement, c'est impossible, et parfois je me demande pourquoi. Je ressens toujours un malaise terrible à écouter parler les gens, à les voir ne pas dire, à les entendre dire autre chose que la simple vérité, que les choses "telles qu'elles sont"… C'est plus fort que nous, nous ne pouvons pas faire autrement, il faut que nous donnions de nous une image, sinon aimable, du moins favorable, qui nous semble à nous intéressante et surtout conforme à l'idée que nous voudrions que les autres se fassent de nous. J'aime ça, je n'aime pas ça, presque toujours, ça signifie : regardez comme je suis intéressant, comme mes goûts sont en accord avec le personnage que j'interprète. La cohérence est l'ennemie du genre humain. Je suis sensible à ça, sans doute en grande partie à cause du concert. J'ai vu dans ma vie des centaines de concerts, de toutes sortes, et j'ai toujours, depuis que je suis tout petit, ressenti ce malaise, vous savez, quand les autres, après le concert, vous demandent ce que vous en avez pensé, ou vous expliquent ce qu'ils en ont pensé. La plupart du temps, vous n'en pensez rien, rien du tout. Mais il est impossible de le dire. Alors immédiatement (mais l'adverbe est très mal choisi, justement), vous commencez à faire fonctionner la machine.
— De quelle machine parlez-vous exactement ?
— Je parle de ce mécanisme extrêmement complexe, qui s'élabore à l'intérieur de vous dès que vous vous trouvez face à une œuvre d'art ou à quelque chose que vous prenez comme tel, qui met en branle des dizaines de catégories, ce mécanisme qui fait intervenir les sensations, les sentiments, la morale, la psychologie, l'intelligence, la physiologie, la mémoire, la peur, le désir, l'ambition, l'instinct de survie, la jalousie, j'allais oublier la culture (au sens ancien), et même peut-être l'angoisse de la mort. Comme je suis musicien, chaque fois que j'entends des gens autour de moi donner leur avis sur un concert, sur un disque, je me sens mal à l'aise parce que je sais immédiatement qu'ils ne disent pas la vérité. C'est comme si une forêt de signaux lumineux s'allumaient précipitamment les uns après les autres au-dessus de leur tête, ces signaux lumineux étant reliés chacun à une des catégories dont je viens de parler. Aucun n'est en lien avec la musique ! C'est ça qui est fascinant. Les "jugements" sont toujours émis en fonction de tel ou tel impératif extrinsèque et contingent. Vous allez me dire qu'il en va ainsi de tous les jugements, que ce n'est pas propre à la musique, et vous aurez raison, mais il me semble que c'est particulièrement vrai en ce qui concerne la musique, peut-être paradoxalement parce que la musique est l'art qui est en relation avec tout. La musique donne trop d'informations au cerveau, il y a une espèce de sidération à se trouver face à une symphonie de Beethoven. Qu'en penser ? C'est impossible à dire, à expliquer, à résumer, à transmettre. C'est comme une décharge électrique, mais une décharge électrique qui fait penser, et qui fait penser avec le corps. Elle vous atteint à un moment donné, durant un laps de temps délimité, et pourtant elle met en jeu le temps total de votre vie, y compris celui que vous n'avez pas encore vécu par vous-même. La musique, elle, a déjà vécu la vie que vous allez ne pas réellement vivre, ou pas complètement, en tout cas. Elle vous rappelle par anticipation que vous n'allez pas habiter votre corps, votre demeure, à chaque instant de votre vie, que vous vous êtes absenté bien souvent de votre vie, tandis que le bruit du monde, lui, persistait, donnait la mesure, sotto voce, du drame en cours. Ceux qui s'occupent du son parlent du signal sur bruit, pour désigner le son pertinent, ce qui se dresse hors du déchet, et qui fait sens, pour l'auditeur. L'être humain est plongé dès sa naissance dans une rumeur qui ne cesse jamais. Même au plus profond de nous, quand nous faisons silence, quand tout autour de nous est silencieux, cette rumeur est là (le "dialogue intérieur" ne cesse jamais), elle bruit (oui, "bruit" est aussi une forme verbale, ce n'est pas seulement quelque chose que nous recevons passivement !), elle est le signe audible de la vie, dont nous sommes à la fois les exécutants, les réceptacles et les transmetteurs. La musique est un arrachement à la vie, à la vie qui bruit sans le savoir, à la rumeur du monde, elle est la conscience qui informe cette rumeur, qui la fait s'arracher à elle-même, qui lui fait rejoindre le temps dans une conjonction (presque) impossible. Je pense à ces sons qui n'existent pas. Je pense aux descriptions de ceux qui étaient dans les tours, le 11 septembre 2001, et qui parlent de ce qu'ils ont entendu. Je pense à ce son que j'ai entendu, en 1995, lors du tremblement de terre qui a eu lieu en Haute-Savoie cet été-là. Ce sont des sons qui ne sont pas au catalogue. La rumeur du monde, c'est une infinité de sons, moins quelques uns. Ces quelques uns peuvent être les sons de la catastrophe, ou les sons de la musique. C'est pour cette raison que je parle de sidération, face au Quintette de Schubert par exemple, ou encore face au mouvement lent de la sonate Hammerklavier, joué par Gilels. Quelque chose se dresse, devant vous, quelque chose se constitue là, soudain, qui échappe au catalogue prévu par le monde humain, quelque chose vous permet, si vous empruntez ce véhicule, de vous retrouver ailleurs, véritablement ailleurs, c'est-à-dire d'échapper à la mort. Vous savez, on parle toujours du silence après Mozart "qui est encore du Mozart", mais cette image n'est pas une image, c'est la stricte vérité. Le son vrai provoque un silence inouï, inouï au sens propre, comme si le monde se taisait, soudain, face à l'événement, l'avénement de la vérité (et la vérité ne se trouve jamais dans un dialogue). L'air du catalogue de Don Giovanni, cette pure merveille, c'est un peu la mise en situation théâtrale de ce que je vous explique. La femme qui n'est pas au catalogue est la femme que tous les Don Juan cherchent en vain. Les hommes chantent dans l'espoir de faire cesser le catalogue infini avec lequel ils sont tous nés.
— Nous nous sommes un peu éloignés de Jacques Brel, Georges !
— Ah bon ?
— Oh, et puis zut ! De toute manière vous n'en faites qu'à votre tête, toujours !
— Voulez-vous que nous parlions de Georges Brassens ?
— Ah non alors ! Non Merci. J'ai entendu la leçon !
— Dommage. Avec un prénom pareil, ça devait être quelqu'un de bien !