Simone me parlait beaucoup de l'Ukraine. Je me demandais bien pourquoi, car elle semblait tout ce qu'il y a de plus français, je veux dire, elle n'avait aucune ascendance de ce côté-là, que je sache. Elle avait les cheveux châtains, courts, et parlait du nez, d'une voix traînante que j'aimais beaucoup. Elle aimait aussi me raconter ses rêves. Il faut dire qu'elle rêvait beaucoup, en tout cas, à côté de moi, qui ne rêve jamais. Le matin, quand elle se réveillait, il ne fallait pas lui parler, car elle ne voulait pas oublier ses rêves, alors je la laissais seule dans la chambre, et elle les notait au crayon de bois dans un petit carnet qu'elle gardait dans la table de nuit. Quelques minutes plus tard, elle arrivait à la cuisine, en chemise de nuit, et s'asseyait sans un mot devant la tasse de café et le jus d'orange que j'avais disposés à sa place. « Tu veux une tartine ? » je lui demandais, et invariablement elle secouait la tête avec un demi-sourire. « Tu veux que je te raconte mon rêve ? » Qu'est-ce que je n'aurais pas donné pour y échapper ! Écoute ça, et tu me diras ce que ça signifie, elle me disait, et moi je me disais, bon sang, il faut que je trouve un moyen de la priver de vitamine B6. Quels sont les aliments qui contiennent de la vitamine B6 ? J'avais lu dans une revue scientifique que les gens qui ne rêvaient jamais, comme moi, étaient carencés en vitamine B6. « J'ai rêvé que tu vivais sous l'eau, au fond de la rivière. C'était compliqué pour avoir une vie de couple, mais en revanche tu avais la télé. D'ailleurs, chaque fois que j'allais te voir, elle était allumée, et tu ne voulais jamais l'éteindre, même quand on faisait l'amour. » J'étais en train d'étaler du miel sur ma tartine. Je ne sais pas pourquoi, je fixais ce miel et le couteau, et je n'osais pas la regarder. Je me suis dit : « Si en plus tu te sens coupable des choses que tu fais ou ne fais pas dans ses rêves, mon pauvre vieux… » D'autant plus qu'on n'avait pas la télé ! « Ta mère flottait à la surface de l'eau, et quand elle voulait t'appeler, elle donnait des coups sur l'eau avec sa main à plat. Ça faisait ploc, ploc, ploc. » Là je l'ai regardée, je ne pouvais pas continuer à fixer ma tartine. Alors j'ai posé le couteau, et j'ai commencé à croquer dans ma tartine en essayant de lire sur son visage. Je voulais savoir s'il y avait un reproche sous-jacent dans ce qu'elle me racontait, mais elle éclata de rire et me dit : « Mon pauvre chéri, je t'ennuie avec mes rêves, hein ! » et elle a porté son café à ses lèvres en fermant les yeux.