Il existe deux manières d'écrire. Celle qui utilise le mouvement, le trajet, la destination, et celle qui utilise la dissolution immobile. Soit l'écriture consiste à envoyer des mots et des phrases dans des circuits qui leur permettent d'arriver quelque part, à une fin, après avoir effectué une sorte de périple qui les confirme dans un sens donné, soit elle consiste à disposer des lettres sur une surface liquide, ou poreuse, ou friable, dans laquelle ces mots vont finir par s'enfoncer, plus ou moins rapidement, ne laissant qu'une trace furtive et ténue de leur présence.
Ceux qui ont la parole facile utilisent en générale la première méthode, alors que ceux qui, comme moi, ont tendance à bafouiller, à chercher leurs mots en parlant, sont mieux disposés envers la seconde.
La première méthode est de très loin la plus courante et la plus efficace. Peut-être parce qu'elle répond à ce besoin inné de l'homme de se déplacer, d'aller de l'avant, de découvrir de nouveaux territoires, de soumettre de nouveaux espaces, de conquérir. Toujours est-il qu'elle possède une sorte d'évidence sans doute due au fait qu'elle partage ses canaux avec ceux de la pensée ; on avance, on monte, on descend, on se croise, on revient sur ses pas, on bifurque, on saute dans la voie d'à côté, dans un réseau à double-sens et à plusieurs étages. Elle s'adaptera même au réseau et au rhizome, donc à "la pensée numérique", car elle partage beaucoup avec eux, à ceci près que dans le réseau il n'existe ni haut ni bas, ni origine ni fin.
Bien entendu, il arrive que les deux méthodes soient utilisées conjointement, même si c'est de façon inconsciente. Il me semble pourtant que la seconde ne l'est que par défaut, quand la première semble ne pas fonctionner, ou qu'elle paraît se trouver dans une impasse. Les lois organiques du discours, l'inférence, l'induction, le développement, l'analyse et la synthèse, la dialectique, sont des outils extrêmement puissants, et sont sans doute plus que des outils, puisqu'il peut arriver qu'ils soient tout à la fois l'outil et la matière, le sujet et l'objet, la forme et le fond.
C'est en écoutant de la musique que j'ai réalisé que cette manière d'écrire n'était peut-être pas unique. L'inférence semble naturellement exclure l'indifférence, puisqu'il existe entre les deux moments de l'inférence un lien logique très puissant, qui à la fois les relie et les oppose, même si c'est de manière momentanée et fonctionnelle, tactique, pourrait-on dire.
L'indifférence, comme cette flûte qui avance semble-t-il trop lentement, indépendamment de son environnement, dans le mouvement lent de la Septième de Bruckner, cette flûte qui semble rester là, comme oubliée au milieu de la forêt, indifférente… Pas suffisamment différente du contexte pour devenir sujet, thème, épisode, pour se détacher radicalement du paysage, et pourtant indifférente à l'intrigue, à l'avancée de l'action, elle reste où elle est, sans intention, comme une pure attention. Elle n'a pas de but, pas de destination, son sens est incertain, le contexte est inapte à lui en fournir un. Et pourtant, elle est essentielle : elle est la musique qui s'écoute elle-même, qui échappe au résumé, au scénario, à l'intrigue. C'est par ce trou dans le tissu sonore que Bruckner est génial, qu'il atteint à quelque chose qui nous dépasse, qu'on ne peut pas entendre, dont on peut seulement sentir la trace, le reste, mais qu'on ne peut saisir. Il bâtit un splendide édifice sonore, magnifique, imposant, solennel, grandiose, mais dans les murs duquel se trouve une absence, un nom imprononçable, une vapeur d'être, une échappée, un creux, hors du temps, quelque chose qui se trouve en plus, ou en moins, qui ne peut pas être comptabilisé, recensé, incorporé, digéré, utilisé. C'est la Présence réelle de la musique, qui ne peut se manifester que dans son absence, exactement comme Dieu.
Je voudrais écrire de cette manière, en posant sur la surface du temps, des mots, des phrases, et en attendant qu'ils disparaissent sous la peau du langage, qu'ils soient absorbés, qu'il n'en reste qu'une poussière, que des débris insignifiants. C'est avec ça, avec ce reste, avec ce dépôt, que je voudrais écrire. Ces noms imprononçables qui apparaissent lorsqu'on s'endort, cette poussière de lettres qui agit comme un filtre sur la réalité qu'on croit entendre, il faut trouver la lumière qui lui convient, il faut inventer le silence qui la fait advenir, c'est elle, cette poussière, qui est le souffle, qui est le reste de ces noms emmurés en nous, de ces voix qui creusent leurs galeries en tous sens dans l'illusion de notre histoire, de ce racontar incessant qui nous fait tenir notre place parmi les ombres bavardes.
L'indifférence, comme cette flûte qui avance semble-t-il trop lentement, indépendamment de son environnement, dans le mouvement lent de la Septième de Bruckner, cette flûte qui semble rester là, comme oubliée au milieu de la forêt, indifférente… Pas suffisamment différente du contexte pour devenir sujet, thème, épisode, pour se détacher radicalement du paysage, et pourtant indifférente à l'intrigue, à l'avancée de l'action, elle reste où elle est, sans intention, comme une pure attention. Elle n'a pas de but, pas de destination, son sens est incertain, le contexte est inapte à lui en fournir un. Et pourtant, elle est essentielle : elle est la musique qui s'écoute elle-même, qui échappe au résumé, au scénario, à l'intrigue. C'est par ce trou dans le tissu sonore que Bruckner est génial, qu'il atteint à quelque chose qui nous dépasse, qu'on ne peut pas entendre, dont on peut seulement sentir la trace, le reste, mais qu'on ne peut saisir. Il bâtit un splendide édifice sonore, magnifique, imposant, solennel, grandiose, mais dans les murs duquel se trouve une absence, un nom imprononçable, une vapeur d'être, une échappée, un creux, hors du temps, quelque chose qui se trouve en plus, ou en moins, qui ne peut pas être comptabilisé, recensé, incorporé, digéré, utilisé. C'est la Présence réelle de la musique, qui ne peut se manifester que dans son absence, exactement comme Dieu.
Je voudrais écrire de cette manière, en posant sur la surface du temps, des mots, des phrases, et en attendant qu'ils disparaissent sous la peau du langage, qu'ils soient absorbés, qu'il n'en reste qu'une poussière, que des débris insignifiants. C'est avec ça, avec ce reste, avec ce dépôt, que je voudrais écrire. Ces noms imprononçables qui apparaissent lorsqu'on s'endort, cette poussière de lettres qui agit comme un filtre sur la réalité qu'on croit entendre, il faut trouver la lumière qui lui convient, il faut inventer le silence qui la fait advenir, c'est elle, cette poussière, qui est le souffle, qui est le reste de ces noms emmurés en nous, de ces voix qui creusent leurs galeries en tous sens dans l'illusion de notre histoire, de ce racontar incessant qui nous fait tenir notre place parmi les ombres bavardes.