mardi 28 janvier 2014

Je sais ce que vous vous dites !


La mauvaise humeur est-elle cancérigène ? Il l'espère ! Il l'espère très fort. Il se rend à la ville, la ville laide, d'une laideur repoussante, mais il faut bien, il n'a pas le choix. Il se rend dans un des pires quartiers de la ville laide, là où se trouvent les services sociaux. Ils ont raison, se dit-il, les services sociaux, il faut les mettre dans les lieux les plus affreux, ce n'est que justice. Aller aux services sociaux, c'est déjà en soi une extraordinaire punition. Il avait juré, jusque là, qu'on ne l'y verrait jamais. C'est pire que d'avoir la lèpre, pire que de porter l'étoile jaune, pire que d'être bossu et difforme, c'est une infamie dont on ne se relève pas, d'aller aux services sociaux. Il fait la queue, comme tout le monde. Ça plaisante, dans la queue, ou ça fait la gueule, mais c'est la même chose. Il ne desserre pas les lèvres. Il essaie de tenir debout, de ne pas se mettre à hurler de rage, de honte, de colère. Personne ne remarque rien, ça va. Il porte un bonnet, comme les cancéreux qui sortent de leur chimio. Il est habillé comme tous ceux qui sont là. Jean, baskets, blouson fatigué. À l'intérieur, c'est pire qu'à l'extérieur, si c'est possible. Il a eu du mal à trouver une place pour la voiture et en plus il a déjà envie de pisser alors qu'il est allé aux toilettes juste avant de partir de la maison. Ça aussi ? Ça aussi. Tous ceux qui se trouvent là sont laids. Pas un, pas une à sauver. La laideur des visages, des corps, des vêtements, des postures, des paroles, de l'accent. Mais il ne fait pas exception, ça va, on ne le remarque pas. S'il pouvait faire autrement. S'il n'avait que trois cents euros de plus dans le mois, par exemple, il ne serait pas ici, son masochisme a des limites. Mais le cours a encore été annulé, à la dernière minute, comme d'habitude, par l'enfant lui-même qui appelle de son iPhone à huit heures du matin, parce que la mère n'a même pas le plus élémentaire courage de le faire, et la rage l'a cloué au sol. Il regarde ces hommes, ces femmes, il n'éprouve pas la moindre sympathie, pas la moindre compassion, pour cette humanité qui défigure la Terre. La guerre mondiale atomique serait déclarée, là, aujourd'hui, qu'il s'en réjouirait, qu'il boirait le champagne. Enfin débarrassé de cette engeance. On lui donne un ticket, avec un numéro. Il va s'asseoir. Non loin de lui, une jeune femme tripote son iPhone. Que pourrait-elle bien faire d'autre ? Dégoût. Ne pas bouger, rester assis, avec cette envie de pisser qui va devenir intolérable. Il regarde les affiches. Il regrette de ne pas avoir de quoi écrire. Face à lui, quatre boxes à portes vitrées. Derrière ces portes, un agent. Un bruit inepte (qui a choisi ce bruit inepte ?) lui fait lever la tête vers le compteur. Encore trois fois et ce sera son tour. Il espérait vaguement arriver trop tard, ou bien un jour de grève, ou un jour d'incendie, ou d'alerte à la bombe. Mais non, il va passer, il est venu pour ça. Pour avoir quelques dizaines d'euros en plus au début du mois sur son compte en banque. Ça y est, c'est à lui. Il se lève, fait coulisser la porte, salue l'agent, qui le salue en retour. C'est une femme. Il ne la regarde pas vraiment. Il s'asseoit. Ce qui l'amène ? Il bafouille. Pas l'habitude des services sociaux. D'ailleurs, au moment de répondre, il a une envie passagère de se lever et de dire qu'il s'est trompé, qu'il n'a aucune raison d'être là, vraiment aucune. Bien sûr, il ne le fait pas. Il répond comme il peut. L'agent a l'habitude, elle ne se démonte pas, elle devance même ses réponses. On sent bien qu'elle sait mieux que lui pourquoi il est là. Il pourrait se taire tout à fait, ça irait plus vite. Mais il se sent obligé de parler, de réciter la prière que tous ici débitent comme les bons animaux dressés qu'ils sont. Voilà, vous comprenez, il a regardé sur le site, et il lui semble qu'il y a une erreur, qu'il devrait toucher un peu plus d'argent. On dirait que l'agent savait qu'il allait dire ça. Sans doute le disent-ils tous. Elle cache à peine sa lassitude, et lui parle comme à un enfant un peu débile qui tenterait d'arnaquer le professeur. Quel âge peut-elle avoir ? Trente-cinq, quarante ? Elle semble immortelle, en tout cas. On voit bien qu'elle est là pour toujours, on voit bien que des comme lui elle en a vus et elle en verra des milliers, des millions, on se met à sa place, on la plaint. Sûrement qu'elle, elle ne touche aucune allocation, c'est la raison pour laquelle elle fait ce métier, elle ne peut pas être tentée de se mettre à la place des pauvres hères qui viennent faire la manche dans une salle chauffée et décorée par l'État, au lieu de la faire tout simplement dans la rue, en tendant la main. Mais tout à coup, il se rend compte que l'agent fait de l'humour. Comme ils sont seuls dans l'espèce de cage vitrée, cet humour lui est forcément destiné. Il ne réagit pas. Aucune envie de rire, de plaisanter. Mais elle continue de plus belle, on dirait que ça lui est naturel, de faire de l'humour. Il continue de faire comme s'il ne comprenait pas. Il ne sourit pas. Il est là pour une seule raison, pas question de se laisser détourner de son but. Il se dit que devant son absence de réaction, elle va redevenir sérieuse. Non non, elle continue, peut-être est-elle programmée pour cela. Peut-être a-t-elle pris des cours d'humour, pour "désamorcer l'agressivité des clients". Un sourire, c'est quand-même plus agréable que de tirer la tronche, non ? Il est maintenant certain que cela doit faire partie du bagage professionnel des agents. Mettez une bonne ambiance, vous verrez, vous serez gagnants. Tout le monde est gagnant, et ça limite le taux d'incivilité dans les services publics. On doit les dresser, comme les profs. Tenir sa classe, tenir son client, son "assuré social", ça s'apprend. Montrez-moi comment vous avez fait. Comment il a fait ? Mais il n'en a aucune idée, vous comprenez, il a "renseigné les champs" qu'on lui demandé de "renseigner" et puis voilà. Toujours est-il que ça faisait plus que la misère qu'il touche chaque mois depuis quelques années. L'agent prend un air d'agent qui va vous donner une petite fessée, mais gentiment, hein. Elle fronce un peu les sourcils, elle sait pourquoi vous n'êtes pas d'accord, elle a l'habitude. VOUS VOUS ÊTES TROMPÉ ! D'ACCORD ? Le "d'accord ?" est un peu menaçant, mais il fait celui qui n'a rien remarqué. Alors elle abat son coup gagnant : quel chiffre, montrez-moi ! dit-elle, en joignant l'index à la parole. Quel chiffre avez-vous rentré ? En réalité, il n'en a aucune idée, alors il répond au hasard. Bingo ! J'en étais sûre, qu'elle lui dit ! C'est toujours la même chose ! Ils se trompent tous. Ah… Il se dit qu'il est normal, puisqu'il fait la même erreur que tout le monde. Pour un peu il en serait ému. En réalité, il n'a rien compris aux explications de l'agent. Mais elle a l'air tellement sûre d'elle qu'il ne peut pas la contredire, c'est impossible, ni seulement la questionner plus avant. Il marmonne dans sa barbe, honteux, puis il se tait tout à fait, comme en panne. Elle a un grand sourire, le sourire du vainqueur par KO, puis elle se remet à faire de l'humour. Vous voyez, c'est tout simple ! Oui oui, évidemment, bien sûr. Il a perdu la partie, c'est maintenant une certitude. Mais il sait qu'il le savait avant même de passer cette porte vitrée. Il ramasse ses papiers, comme on ramasse ses hardes déchirées après la bagarre, le rouge au front. Il s'excuse, il se confond en excuses, il a honte d'avoir dérangé l'agent pour rien, simplement parce qu'il ne sait pas "renseigner un champ" correctement. Mais on ne l'y reprendra pas, Madame l'agent, vous pouvez compter sur lui pour retenir la leçon. Alors, dans un accès de compassion, sans doute, elle lâche : « Je sais ce que vous vous dites. » Là non plus, on ne répond rien. Et aurait-on voulu répondre quelque chose qu'on n'aurait pas pu, car elle enchaîne : « Vous vous dites : "J'ai déjà un tout petit revenu, et en plus mon aide sociale va encore diminuer." » Là il est bien forcé d'admettre qu'elle est très forte, et qu'elle lit dans ses pensées. Sans doute qu'en plus des cours d'humour, les agents ont des cours de télépathie, dans leur cursus. Il a un vague sourire, sourire surtout destiné à ne pas se mettre à pleurer devant l'agent télépathe. Au revoir Madame. Au revoir Monsieur. Il a encore le temps d'être étonné de ce "Monsieur". Il aurait pensé que… Mais déjà il est dehors. Et son envie de pisser lui tombe dessus comme la vérole sur le bas clergé, plus hargneuse encore que tout à l'heure. Quand il était assis dans la salle d'attente, avant l'entretien avec l'agent, il avait constaté que les toilettes étaient fermées, et cela ne lui avait paru ni étonnant ni cruel. Seulement normal

La voiture est loin, il veut marcher rapidement, mais s'il marche rapidement l'envie de pisser augmente. Un ancien problème familier surgit en lui. Que vaut-il mieux : marcher rapidement pour être plus vite à la voiture, et donc plus rapidement près de lieux où il pourra vider sa vessie, ou bien marcher lentement pour ne pas provoquer son envie de pisser, quitte à être plus éloigné encore du moment où il pourra pisser ? Il se souvient que depuis l'enfance il est en proie à ce genre de problèmes insolubles, du moins insolubles pour lui. Malgré l'envie d'uriner et ce débat sans issue à l'intérieur de lui, il constate que la ville n'est pas moins laide que tout à l'heure. Au contraire, la situation lui semble avoir empiré nettement. Il croise des groupes de jeunes filles aux derrières absolument énormes, difformes, avec des piercings, des tatouages, des cheveux teints de couleurs vives. Il est proche de la terreur. Il a encore plusieurs centaines de mètres à parcourir, qui lui paraissent des kilomètres. Il a envie de pleurer, de hurler, mais il comprend qu'il lui faut absolument passer inaperçu, afin d'avoir une petite chance d'échapper à ce cauchemar. Il se tasse sur lui-même, rentre la tête dans les épaules, évite le regard des passants qu'il croise, prend son air le plus absent. Il essaie de se chanter intérieurement une petite pièce de Clara Schumann entendue ce matin, mais il perd le fil. Il arrive enfin à la voiture, constate qu'elle est vide, ce qui lui tord les boyaux. Mais il ne s'arrête pas à ce détail. Il démarre, fait attention de bien mettre sa ceinture, de ne pas brûler de feu rouge, de ne pas commettre la moindre infraction au code de la route, et se dirige vers la sortie de la ville. Mais il se rappelle qu'il a d'autres courses à faire. Il s'imagine allongé sur un lit d'hôpital, à la tombée de la nuit, une soupe fumante sur la table roulante, près du lit. Mais aussitôt il imagine la télé allumée et les jeux d'avant le Vingt Heures… 

Que vaut-il mieux ? Mourir tout de suite, afin d'éviter les soucis et les déconvenues sociales, avant d'avoir connu la soupe chaude et les jeux d'avant le Vingt Heures ? La vie est sacrément compliquée, c'est moi qui vous le dis. En attendant, il a trouvé refuge dans une banque, vraiment le dernier endroit pour quelqu'un comme lui, mais c'est pourtant là qu'un homme charmant lui a ouvert la porte à code des toilettes des employés. Il est resté un petit moment dans ces toilettes bancaires. Il y faisait chaud. Il se sentait en sécurité. Ce n'était pas très luxueux ; il fallait même se contorsionner un peu pour entrer ou sortir, car les toilettes étaient trop petites par rapport à la porte. Tout de même, la journée finissait mieux qu'elle avait débuté. On pouvait commencer à respirer. Mais à nouveau s'est posé un de ces problèmes familiers et inquiétants : quand on est au bord de la panne d'essence, vaut-il mieux rouler lentement pour consommer moins mais plus longtemps, ou bien au contraire rouler à tombeau ouvert pour consommer plus mais moins longtemps ? Dans le fond, il avait l'impression que tout ça revenait au même et qu'il n'y avait qu'à laisser décider à notre place les agents des services sociaux. Eux savaient comment "renseigner les champs", eux savaient quels chiffres étaient les bons, eux avaient de l'humour pour deux, eux détenaient le fin mot de l'histoire, et peut-être même de l'Histoire. Un agent, ce n'est pas rien, se dit-il, en se mettant au point mort dans la descente.