lundi 27 janvier 2014

Le Roi des aulnes (2)


Pour évaluer l'importance d'un compositeur, on peut le soustraire mentalement au paysage musical. Essayez par exemple d'imaginer la musique sans Schubert. Que manquerait-il à la musique ? Imaginez le monde sans l'un des cinq continents, faites disparaître l'Afrique, ou l'Amérique… Dans la vie intime, c'est la même chose. Imaginez-la sans Untel, sans Unetelle. Qu'est-ce qui changerait, qu'est-ce qui aurait été différent, qu'est-ce qui manquerait ? Essayez de recomposer mentalement votre moi sans ce continent sensible… Coupez-vous de toutes ces interactions intellectuelles, sentimentales, sensibles, spirituelles, retranchez de votre vie les heures passées en sa compagnie. Oubliez les livres que vous avez lus parce qu'elle les avait lus, les musiques que vous avez écoutées parce qu'elle les aimait ou que vous avez aimées parce qu'elle les avait écoutées, les plats que vous avez aimés parce qu'elle les a préparés, les paysages, les tableaux, les auteurs, la démarche, les odeurs, les gestes, les expressions, le timbre de la voix, les corps qui vous ont été insupportables à cause d'elle, les phrases qui deviennent des phrases creuses ou au contraire opaques, qui ne sont plus des phrases mais qui deviennent des clefs ouvrant les serrures de portes invisibles qui ouvrent sur d'autres phrases impossibles à prononcer quand elle n'est pas là et parce qu'elle n'est plus là.

Je crois que j'étais en quatrième, au collège, quand notre professeur de musique nous a fait écouter le Roi des aulnes, de Schubert-Goethe. Elle ne nous l'avait pas seulement fait écouter, je me rappelle que nous avions recopié quelques pages qui se trouvait être une analyse succincte de l'œuvre. Je suis rentré à la maison très excité par ma "découverte" et j'ai demandé à mon père s'il connaissait Erlkönig. Question idiote. Après ça, je suis allé au piano, et j'ai déchiffré la partition. Impossible de tenir la main gauche de bout en bout, j'attrapais une crampe. Ce même professeur a donné bien des cours, cette année-là, dont je n'ai pas le plus petit souvenir. La seule chose qui me reste de cette année de musique au collège est le Roi des aulnes, et Schubert.

Les études, c'est toujours comme ça. On passe un temps fou à ne rien entendre. Et puis, un beau jour, on entend (ou on voit) quelque chose, et ça reste pour toujours. Et ça suffit. C'est comme si l'esprit avait attendu ce moment précis pour se mettre en chemin. (L'esprit ou le corps ?) Il n'a pas besoin d'explications, de discours, de déclarations, il a seulement besoin d'un événement, ou même pas, d'un élément qui vient trouver sa place dans un dispositif qui est prêt bien avant ça, dans une structure qui est là depuis la toute petite enfance, toujours, et peut-être depuis toujours. On va faire avec Schubert, ou bien on va faire sans Schubert.