mercredi 7 août 2013

En vers et contre tous




J'ai toujours trouvé qu'il était très vulgaire de montrer, et plus encore d'afficher, ce qu'on aime. Mon dieu, parmi les musiciens, ou, plus exactement, un de mes dieux, est Beethoven. Mais le beau portrait que je possède de lui est accroché dans ma chambre à coucher, à l'abri des regards, à côté du Mozart et du Christ. Qu'on possède une bibliothèque, cela me semble inévitable en plus de nécessaire, mais qu'elle se tienne dans une pièce réservée à cet effet, dans un bureau, dans un studio de lecture, et qu'on évite autant que possible d'en faire profiter les hôtes de passage, même si les intimes peuvent évidemment faire exception à la règle. Ces livres qu'on met en évidence dans un salon ou une salle à manger me coupent l'appétit et l'envie d'avoir une conversation. Les livres présentés me font toujours penser à ces bibliothèques somptueuses, toutes de cuir et de bois précieux, dans lesquelles les nouveaux riches installent leur bureau et aiment à recevoir ceux qu'ils désirent impressionner, alors qu'il est bien évident qu'ils n'ont jamais ouvert un de ces magnifiques volumes hors de prix. Avoir de beaux livres, des livres rares, oui, mais à condition de les lire. Et même si on les a lus, il est inutile et un peu grossier de les montrer. Un homme qui a eu durant sa vie de très belles maitresses ne passe pas son temps à se balader à leur bras, des années après qu'il les a quittées, simplement pour qu'on sache qu'elles sont passées par son lit. Écrivant cela, je me dis que c'est pourtant ce que je fais, moi qui aime avoir le plus souvent possible leurs photographies sous les yeux. Mais il me semble que j'arrive à me trouver des excuses, parmi lesquelles celle qui consiste à penser que la photographie peut être un art, en plus d'être un constat et une réserve à souvenirs. Quand nous avions treize ou quatorze ans, nous allions à l'école avec des classeurs sur lesquels il était alors à la mode d'écrire le nom de nos musiciens préférés. J'ai toujours l'impression de revivre un peu de cela, quand j'entends quelqu'un passer en voiture, toutes fenêtres ouvertes, avec la "musique" à fond, pour nous en faire profiter. Celui qui fait cela, sauf perversion rare, est toujours absolument convaincu qu'il agit pour notre bien, il se sent l'âme d'un évangéliste qui nous apporte la bonne musique. Il ne peut pas ne pas partager, tellement convaincu d'être en possession du Bien sonore. C'est donc d'un philanthrope qu'il s'agit. D'un colonisateur. Il veut vous convertir au rap, à la techno, à la disco, au rock-and-roll, au R&B, à la chanson française, à la variété finnoise, à la musique peule, au zarb iranien, à l'opéra verdien, à Xénakis, peu importe… C'est toujours de "bonne musique" qu'il s'agit (vous savez, celle qui s'oppose à "la mauvaise"). Il ne peut pas comprendre, tout à fait logiquement, que vous puissiez vous sentir agressé par son passage tonitruant, il aimerait que vous le remerciiez d'ouvrir ses fenêtres en pleine nuit quand il écoute sa (bonne) musique. C'est d'un don qu'il s'agit. D'une offrande, presque. D'un partage, en tout cas. Vous ne likez pas ? Ah bon ? C'est donc que vous êtes sourd, mal embouché, renfrogné, de mauvaise humeur, atrabilaire, acariâtre, que vous avez mauvais goût, que vous êtes out, à l'ouest, fermé, intolérant, que vous avez peur de l'extérieur, que vous êtes xénophobe, sans doute, par extension, égoïste, moisi, à plaindre en tout cas, à soigner peut-être, que vous vous êtes fait larguer par votre petite amie, que vous avez vos règles, que vous êtes constipé, vieux. Vous avez dit "bizarre" ? Non ? Vous êtes sûr ? Vous avez quelque chose contre ceux qui, pleins de cette générosité spontanée et de cette pulsion irrépressible du partage, vous baptisent à coups de décibels ? Vous avez quelque chose contre leur religion ? Réfléchissez bien à ce que vous allez répondre ! Tout est noté, enregistré, tout est gravé sur disque très dur, désormais, et conservé dans des banques gardées par des moines incorruptibles et qui ne dorment jamais. Là encore, faisons un petit examen de conscience. N'avons-nous jamais, au grand jamais, sillonné les routes, un quatuor de Beethoven à plein volume, tiens, oui, le huitième, par les Berg, dans la vieille et grande Opel Record, en dirigeant le quatuor de grands gestes un peu fous de la main qui ne tenait pas le volant ? Mais si, bien sûr ! Évidemment, c'était des routes de campagne, en Bourgogne, à peu près désertes en ce temps-là, mais tout de même, nous avons dû déranger quelques vaches et peut-être effrayer quelques poules. Les vaches aiment Mozart, c'est bien connu, très éventuellement les Jazz Messengers, mais pas Beethoven ! Et après cela, on voudrait critiquer ceux qui ne font que continuer le travail, avec seulement un peu plus de générosité, d'énergie et de persévérance que nous ? 

Il m'est arrivé de critiquer des gens qui avaient lu, et même beaucoup lu, mais qui ne semblaient pas avoir été transformés par ce qu'ils avaient lu, qui étaient restés les mêmes, du moins autant que je pouvais en juger. Je trouvais qu'ils continuaient à vivre comme si de rien n'était, avec les mêmes habitudes, les mêmes défauts, les mêmes petitesses, les mêmes vices, alors qu'ils avaient été en contact avec la grandeur, avec la vertu, avec la puissante vertu contenue dans certaines pages, avec des modèles, avec des saints, parfois des génies. Leurs lectures semblaient avoir glissé sur eux, ne même pas les avoir mouillés, on n'en voyait aucune trace sur leur habit, sur leurs habitudes. C'était à désespérer de l'homme, de la connaissance, du savoir, de l'apprentissage, même. Rien ne changeait. Rien ne les changeait. C'est un réflexe enfantin de désirer voir la métamorphose à l'œuvre, la transformation d'un homme en homme. On a été élève, on le reste toute sa vie. Melle Saulnier sublime, avec ses gros seins, qui vous embrassait quand vous étiez le meilleur de la classe, en allemand… On peut faire mieux, mademoiselle, on peut faire encore mieux ! On peut continuer à s'élever, à grandir, grandir, on pourrait apprendre aussi dans votre lit. Voyez comme on change, à votre contact ! 

Toute grande œuvre, mais surtout tout grand œuvre, s'accompagne de sa boîte noire. C'est sans doute pour cette raison qu'il est tellement pénible de voir des perroquets savants ventriloquer sans même s'en apercevoir. Les grandes nourritures demandent un temps de digestion important. Sinon c'est la diarrhée, ou la constipation. Rien de plus exaspérant que ces disciples qui se prennent pour le maître, le disqualifiant en tant que maître, justement. Ce ne sont précisément pas des disciples, seulement des épigones un peu ridicules, un peu tristes, dont on ne sent que trop qu'ils iront ainsi éternellement, de maître en maître, parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils cherchent, à part la main rassurante qui calme leurs angoisses. La boîte noire dont il est question est située entre l'œuvre et le lecteur, l'auditeur, le spectateur. Elle brouille les cartes, ou les bat, ou les redistribue. On croyait avoir saisi, on croyait avoir compris de quoi il s'agissait, on avait son petit plan pour faire fructifier le butin, pour thésauriser, pour épater la galerie, et puis non, la vue se brouille, le cerveau se paralyse, la posture se brise, il se produit comme une diffraction, troublante et désespérante, mais c'est pourtant elle qui nous sauve, avec un peu de chance, de la vraie bêtise. Nous ne sommes pas en prise directe avec les chefs-d'œuvre, ni avec les auteurs, jamais. Nous ne les connaîtrons jamais. Ils ne s'épuiseront jamais à notre contact.

On peut critiquer ceux qui ne comprennent pas ce qu'ils lisent, ce qu'ils écoutent, ce qu'ils regardent, et ils sont évidemment légion, on s'en rend compte tous les jours, mais on peut également, et peut-être avec plus de raison encore, critiquer ceux qui comprennent trop bien, ceux qui ne lisent que pour avoir confirmation de ce qu'ils pensent, ceux dont l'auteur n'est qu'une caution morale ou intellectuelle, ou, pire encore, ceux qui ne pensent dans la lumière de l'auteur que parce qu'ils ne connaissent pas la solitude bienheureuse et la joie intense de l'ombre. Dès que la lumière s'éteint, ils sont dans le noir, qui n'est pas l'ombre, et trébuchent jusqu'à la prochaine bougie tremblotante.

J'écoutais l'autre soir des extraits du Phèdre de Racine, dits par Sarah Bernhardt, Maria Casarès, Nada Strancar et Dominique Blanc. Il était passionnant de voir et d'entendre que la manière de dire l'alexandrin était étroitement liée à ce qu'une époque est capable d'entendre, de comprendre et de dire. Il est impossible, même à la meilleure comédienne, d'aller au-delà de ce qui existe dans l'oreille du temps présent. Au-delà des règles de la prosodie, de la métrique, du rythme, de l'accentuation, de l'intonation, et de leur application au champ de la poésie classique, on entendait parfaitement que la déclamation, au sens large, est une pratique éminemment politique, ou en tout cas très étroitement liée au degré de civilisation d'une époque. (Il ne serait pas très difficile d'étendre cette observation à l'interprétation musicale.) C'est d'ailleurs une évidence si l'on prend comme objet d'étude les discours des hommes politiques et ceux des journalistes de radio ou de télévision. Le sens est toujours quelque part entre la signification et la musique, et il était en l'occurrence très frappant d'entendre Dominique Blanc expliquer que « l'essentiel de son travail avait été d'aller contre la musique », et donc, en conséquence, de briser la structure du vers racinien avec le bel aplomb de ceux qui "vont droit au sens" et qui considèrent que le passé doit servir le (au) présent. "Le plus beau compliment qu'on lui ait fait", après la représentation ? « C'est extraordinaire ! En fait vous ne dites pas des vers ! » Ce "vous ne dites pas des vers" est bien sûr terrible (à quoi sert de dire du Racine, alors ?), mais une comédienne peut-elle aller contre le Sens d'une époque, si elle veut se faire entendre ? Personne ne peut cela. Et l'on entend merveilleusement, à travers ces voix qui nous parviennent de l'au-delà, appuyées toutes sur la langue splendide de Racine, la transformation, l'évolution d'un monde. Le nôtre annule le vers avec une bonne conscience démocratique qui confine à la barbarie, la même barbarie qui se lit jour après jour dans les commentaires de Boulevard Voltaire, par exemple. Il y a des époques qui ne peuvent tout simplement pas entendre certaines choses, certains sons, certains rythmes, certains mots, certaines phrases de certains livres, certaines musiques. Ou, si elles les entendent, c'est en courbant leurs formes jusqu'à terre. On peut avoir tous les livres du monde chez soi, les lire, et pourtant ne rien entendre, trop les comprendre, aller trop rapidement au sens, le sens étant toujours le nôtre, celui de notre époque, celui de notre classe sociale, celui de notre désir de tranquillité, de ne pas sortir de notre voie. Lorsque l'on est trop changé par un livre, j'ai toujours le soupçon qu'on l'a trop compris, trop rapidement. C'est finalement comme avec les êtres, il faut trouver la bonne distance : ni trop près, ni trop loin. On ne peut pas tout traduire, il faut accepter de ne pas tout comprendre, accepter qu'il y ait un autre, des autres, sur lesquels on ne se retournera pas : la musique et la poésie sont faites pour cela. Les évangiles ne sont pas écrits en langue vernaculaire.