samedi 24 août 2013

Face et pile


Il arrive qu'elle aide ses parents au marché, le samedi matin. Je l'avais tout de suite remarquée, et je n'avais aucun mérite à cela : c'était la plus jolie fille que j'aie vue depuis très longtemps. Je lui donnais entre 15 et 17 ans. Elle était très introvertie, ou dédaigneuse, comme on voudra. Je n'avais aucun souvenir du son de sa voix, et s'il lui arrivait de sourire, c'était fort rarement, et toujours à des moments où l'on ne s'y attendait pas. 

Ce matin, j'arrive au marché, et je me dirige vers mes maraichers habituels. Elle est là, de trois-quart dos, du côté des carottes et des oignons. Il y a un peu plus d'un an que je ne l'ai pas vue. C'est bien elle, mais quelque chose cloche. Elle a un derrière énorme, des hanches de matrone, du ventre, et des seins comme ses melons. Je n'ose pas vraiment la regarder mais elle, en revanche, se retourne vers moi, m'adresse tout de suite la parole, et à ma grande surprise je la trouve aussi extravertie que ses formes. Je dois choisir des légumes pour la soupe au pistou, mais le cœur n'y est vraiment pas. Je me sens comme dans une réalité parallèle. Je suis là et je n'y suis pas, c'est moi et ce n'est pas moi, je suis au marché et je suis ailleurs. « Vous ne voulez pas finir mes melons ? » Si je veux… comment… ?

Il me revient que je m'étais dit l'année dernière qu'il existait de fortes probabilités pour que sa beauté disparaisse très vite. Ce n'est pas la première fois que je vois une adolescente sublime se transformer en un boudin indigeste, comme par désenchantement. Trois petites années suffisent parfois. L'inverse arrive aussi, mais plus rarement. Je me rappelle également m'être dit que non, ça n'arriverait pas : j'avais vraiment envie que cette beauté continue de s'épanouir, de mûrir et de donner tous ses fruits. Quand je parle de fruits, je ne pensais pas à des pastèques, mais il est vrai qu'on tient rarement compte de mes avis… 

Évidemment, j'aurais pu, j'aurais dû lui demander si elle avait une sœur, voire une sœur jumelle. Mais, que la réponse soit positive ou négative, la question aurait mérité une gifle. Si elle n'a pas de sœur, c'est bien elle, et je ne dois pas être le seul à me désoler de cette spectaculaire métamorphose. Si elle a une sœur, elle va comprendre immédiatement que je les compare, et la comparaison ne peut pas être en sa faveur, elle ne le sait que trop. Je suis donc reparti sans connaître la vérité, dans un état de grande confusion. 

La très belle jeune fille introvertie s'était muée en une jeune fille extravertie infiniment moins jolie, pour le dire gentiment. Naïvement, je pensais que la beauté devait conduire à l'extraversion et la laideur à l'introversion, mais la preuve m'est donnée que l'inverse est une réalité observable et incarnée.

Je sais qu'il existe des gens qui rêvent d'avoir une aventure sexuelle avec des jumelles. Drôle de trio, en vérité, que celui dont deux des personnages sont les mêmes, mais je conçois qu'il émane de la situation un certain trouble, et même un trouble certain, à ne littéralement plus savoir où donner de la tête. Cependant, je crains dans une pareille situation de passer mon temps à recenser les différences, même imperceptibles, surtout imperceptibles, qui me garantiraient que je n'ai pas perdu mon temps à prendre des vessies pour l'ombre et à lâcher la proie pour des lanternes. La question que je me pose est celle-ci : peut-il exister de parfaites jumelles, dont l'une serait belle et l'autre moche, tout en étant rigoureusement identiques, et donc interchangeables ?

Mais je ne voudrais pas que par un sort malheureux ma double héroïne tombe sur ce que j'ai écrit plus haut. En réalité, les deux hypostases de celle-là sont aussi belles l'une que l'autre, et les puissantes cuisses que j'ai aperçues ce matin promettent des chevauchées autrement brûlantes que les gambettes soyeuses de la cadette. Quoi qu'il en soit, je n'ai jamais été déçu par les melons, les pêches, les abricots, les pommes, les poires, les pastèques et les figues que j'ai trouvés chez ces maraichers, je tenais à le souligner. Je suis d'ailleurs tout à fait confiant : il en sera encore de même ce soir, quand je goûterai les deux demi-melons qui m'attendent au frais.