Les journalistes français sont épatants ! Ils ont un truc. Comme ils ne peuvent pas — et ne veulent pas — parler de ce qui intéresse la France et les Français, c'est-à-dire la France et les Français, ils ont inventé une sorte de pot commun où ils puisent leurs "sujets". Nous appellerons ce pot commun la Bourse.
Voyons voir ce que nous avons ce soir à la Bourse. Alors, en tête de gondole, on a les printemps arabes (increvable, ça, et ça se décline dans toutes les saisons, un must !), la Syrie, un dérivé, mais qui se vend très bien, l'Afrique (ça aussi, c'est inépuisable, l'Afrique, c'est le sujet qui ne dort jamais, toujours frais, toujours dispo et qu'on peut accommoder de mille manières !). Au rayon produits de fête, vous avez l'Iran et la bombe, Poutine pas gentil, Chine & économie, Obama et les agents secrets. Évidemment, je ne vous parle pas d'Israël et Palestine, mais ça c'est du hors-catégorie, ça cartonne depuis cinquante ans que c'est presque une honte pour les autres ! Dans les intemporels, on a les salaires des patrons et des ministres, le trou de la Sécu (ça, c'est du classique, bien français, indémodable), la rentrée des classes, les défilés de mode, Johnny, les alertes sanitaires, le nucléaire, les violences faites aux femmes. Sinon, plus fun, vous avez les-sujets-de-société (gays, trans, piercings, échangisme, cellules-souches, clonage, animaux de compagnie, chirurgie esthétique, télé-réalité), le marché de l'art, les krachs boursiers, les marches silencieuses, les immatriculations, la courbe-du-chômage, les stars de la télé, l'antiracisme, les suicides dans l'entreprise, et, mais il ne faut pas en abuser, la recherche des criminels nazis.
Écoutant régulièrement la radio, une radio du servispublik, je constate, et ce depuis vingt ans au moins, que nos journalistes français sont bien rodés, très bien, même. On nous les envie ! Ils ne dérapent quasi jamais, c'est des pros ! Manient le novlangue avec une virtuosité d'apparatchik élevé sous la mère, et n'abordent les sujets glissants qu'avec leurs patins anti-dérapant et leurs lunettes roses, comme on leur a appris à l'école de journalisme qui fait atelier d'écriture les jours impairs. Participent à tous les stages de citoyenneté citoyenne, mettent leurs enfants dans les écoles certifiées conformes, prennent leurs vacances ensemble, regardent les mêmes télévisions, écoutent les mêmes émissions, lisent les mêmes journaux, les mêmes livres, invitent les mêmes invités, cognent en rythme sur les mêmes sozis*, votent tous pareil. Non, rien à dire, ils ne risquent à peu près rien. Le journalisme-à-la-française, c'est exactement comme aux sports d'hiver. Tout le monde sur la même piste, on descend, et arrivé en bas, on remonte, puis on redescend, etc. Pas dans la poudreuse, Mimile, ça fait combien de fois qu'on te le dit ! Tu restes dans les traces, bordel !
Chaque jour la Syrie, chaque jour l'Afrique, chaque jour l'Égypte, et on recommence, chaque jour, chaque jour, et on recommence, et chaque recommence on jour et la Syrie et l'Égypte et chaque jour l'Afrique, là-bas, là-bas, les autres, on recommence, les autres là-bas, DaCapo. C'est le rap(t) de l'info. On a steevereichisé l'info, on l'a philglassisé, on l'a terryryleysé ! FeedBack in the USSR, comme auraient dit les Beatles. Da Capo sur mon bidet ! C'est la grande Chaconne qui n'en finit plus de chaconner ! Au secours, lâchez-nous un peu la grappe, on n'en peut plus de vos zinfos !
Je me dis de plus en plus qu'on supprimerait — du jour au lendemain, sans prévenir, sans s'excuser, sans pleurnicher, paf ! — la télé et la radio, et quelques journaux (le Monde, Libération, l'Express, le Nouvel Observateur, ça suffit…), les Français seraient dans la rue demain matin. Ils se frotteraient un peu les yeux (le réel, ça pique !), ils tousseraient bien un peu quelques jours, ils auraient un peu d'eczéma, certains auraient des insomnies, d'autres des douleurs en allant aux toilettes, d'autres encore des crises de larmes inexplicables, il y aurait quelques suicides (mais pas tellement plus que d'habitude), mais je vous jure qu'ils seraient dans la rue la semaine prochaine et que les journalistes seraient déjà loin, accompagnés de leurs copains les-politiques. Le parti dévot prendrait l'avion en masse, comme si quelqu'un de très important leur avait payé à tous des vacances de rêve, très loin, au soleil, et qu'ils ne pouvaient décidément pas rater une occasion pareille ! Ce serait le Grand Déplacement.
On parle de "la charge du réel", mais on oublie de parler de "la décharge du réel". Pas besoin de grands meetings, de grands colloques, de grande campagne de France, de réseaux sociaux en ébullition, de distributions de tracts et de porte-à-porte militant, non, croyez-moi, coupez, coupons le robinet du journalisme-à-la-française, et vous allez voir les Français se réveiller d'un coup comme d'une trop longue sieste un peu comateuse ! Le Réel va décharger un bon coup, sans déconner ! Here comes everybody ! C'est par où la brioche ?
(*) Pour l'explication de ce mot de "sozi", allez lire un peu Robert Redeker, plutôt que de vous jeter sur Wikipedia, ça ne vous fera pas de mal.