samedi 17 août 2013

Petit portrait en prose (5)



Papa faisait confectionner ses costumes chez lui, parce que c'était un ami. Son usine était située juste derrière le tennis, et comme nous envoyions souvent des balles hors du court, il fallait escalader les grilles de son entreprise pour aller les rechercher. Il m'avait appris à jouer au ping-pong, jeu dans lequel il excellait, ses services extrêmement vicieux me rendant fou. Ma mère ne l'aimait pas du tout, et nous avions fini, nous, les enfants, par le prendre en grippe, parce qu'il incarnait à nos yeux la France du Général, la France "fasciste", amère, démodée et percluse de rhumatismes monochromes. Fils unique, jamais sorti des jupons de ses parents, il avait repris l'usine familiale, alors que sa seule ambition dans la vie était de coucher avec des femmes, chose qu'il ne fit jamais qu'en payant ou bien dans le sillage de mon père. Petit lutin rectangulaire à la voix cassée qui devait mettre un coussin sur le siège de sa Peugeot pour voir la route, on l'appelait par son nom de famille, entre Lampion et Tampon, et je crois qu'il serait mort d'ennui si mon père ne l'avait pas pris sous son aile. 

Je l'ai revu, à la toute fin de sa vie. Le pauvre homme vivait seul, aveugle, dans la grande villa familiale, étrangement vide de meubles, où les voix qui résonnaient donnaient l'impression que le monde extérieur existait tellement en dépit d'elle qu'il avait fabriqué cette maison comme les reins fabriquent des calculs. Bien que ne voyant plus du tout, il avait une immense télévision ultra-moderne, avec un magnétoscope au-dessous duquel étaient rangées quelques cassettes pornographiques. La télécommande était à portée de main. Il m'appelait "Petit", ou "Jéronimo". Il avait gardé le même rire, à la fois comique et sinistre. Il m'a proposé de la citronnade.