dimanche 28 mai 2023

Désaccords

Un accord de septième est constitué d'une fondamentale, au-dessus de laquelle trois notes sont posées à intervalles de tierce. Si la fondamentale est Do, les quatre notes de l'accord seront : Do-Mi-Sol-Si bémol. Contrairement à un accord de quinte, qui n'a que trois sons, un accord de septième peut sans dommage être amputé d'une de ses notes, et continuer à sonner comme un accord de septième (plus un accord a de notes plus on peut en retrancher, pardon pour ce truisme). Expliquant cela à un élève de piano qui fait du jazz, je lui montrai qu'on peut parfaitement jouer Do-Sol-Sib, par exemple, ou, mieux, Do-Mi-Sib. La quinte (ici, le Sol) n'est pas indispensable, ni la tierce (ici, le Mi). Il arrive aussi qu'on supprime deux notes de l'accord de septième, et si l'on veut qu'il continue à sonner comme tel, les deux notes restantes seront la fondamentale et la septième (ici, Do et Sib). Thelonious Monk, par exemple, utilise beaucoup cet accord évidé, réduit à l'état de carcasse. Mais si l'on renverse cet accord sans tierce ni quinte, l'intervalle de septième devient une seconde majeure : Sib-Do, et sonne comme un klaxon, que le même Monk aime tant que cette interjection harmonique (cette couleur) lui est spontanément associée. Cette forme ramassée de l'accord de septième de dominante est fascinante car elle a l'air de tout sauf d'un accord (elle ressemble plus à un désaccord). Un accord dans lequel on fait disparaître les tierces ressemble autant à un accord qu'un carré ressemble à un cercle (un carré peut être contenu dans un cercle, et un cercle peut être contenu dans un carré, mais ils ne se ressemblent pas du tout, d'où la fameuse “quadrature du cercle”). D'ailleurs, si l'on extrapole cette construction en (intervalles de) secondes, en ajoutant une troisième note à distance (égale) de seconde majeure (Sib-Do-Ré), on obtient quelque chose qui commence à ressembler furieusement à un cluster (qui sort de l'harmonie) alors qu'on peut pourtant l'analyser comme un accord de neuvième (Do-Mi-Sol-Sib-Ré), lui aussi évidé, c'est-à-dire délesté de sa tierce et de sa quinte. Mais sous cette forme renversée : Sib-Do-Ré, au lieu de Do-Sib-Ré, il sonne très peu comme un accord de neuvième. Il y a, dans ces aménagements d'accords, dans ces retraits, quelque chose qui transgresse les catégories, qui leur fait franchir des frontières. D'accords, ils deviennent blocs, sons, énigmes, gestes, ponctuations, sidérations, carrefours. De la catégorie relevant de l'harmonie, ils passent à la catégorie d'événements, d'objets sonores, et peuvent même à l'occasion sembler appartenir au domaine de la mélodie (ce sont alors des sortes de super-notes, des notes épaissies, chargées, obèses, opaques, saturées). De l'accord, on est passé au désaccord, et, pour revenir encore à lui, il n'est guère surprenant qu'un Thelonious Monk ait aimé ça. C'est une manière de nier l'opposition binaire entre consonance et dissonance, en donnant à cette dernière un aspect clownesque et provocant qui à la fois la met en exergue et la rend acceptable, comme un tic nous inquiète et nous rassure, car il est le signe de l'être-là, pathologiquement singulier, du corps qui fait irruption, qui se met à parler tout seul, à faire (des) signes, qui clignote. Le piano de Monk est à l'évidence impur. Il laisse passer des morceaux non digérés, il est indécent, c'est comme un corps non-réparé, ou non-apprêté, un corps incivil qui laisse paraître ce que d'ordinaire on cache dès lors qu'on est en présence d'autrui. 

Ce qui fascine, chez Thelonious Monk, c'est l'apparente contradiction entre ce que je viens de décrire et la nonchalance inimitable de son style. Il n'y a rien d'hystérique, chez lui. Il a toujours l'air de se promener, de flâner, le nez en l'air et les mains dans les poches. Il n'est pas nécessaire de brailler lorsqu'on est porteur d'une telle singularité. Au contraire. Hurler serait redondant et de mauvais goût. Sa musique semble se mouvoir dans un registre extrêmement mince, étroit, mais dans cet habitat exigu, elle utilise tous les angles, toutes les couleurs (non, pas toutes), et un vocabulaire qui trouve instantanément les mots les plus nus, sinon les plus crus. Sa manière de ne pas être d'accord avec le monde n'est pas tapageuse, mais j'imagine que face à lui, on devait savoir ce qu'il avait mangé à son dernier repas. Son intérieur est apparent, ses muqueuses nous sont familières, ce n'est pas sa pensée, qu'on connaît, c'est sa physiologie. Son instinct lui a imposé un corps qui monologue : même quand il joue avec d'autres il est seul. Il a compris comme personne qu'en retranchant on ajoutait, et il va jusqu'à se retirer lui-même de l'harmonie, c'est la virtuosité qu'il a inventée, une virtuosité en creux et bosses, une virtuosité évidée, trouée. 

Coltrane, lui, est dans le plein, il remplit l'espace de sa présence énorme, amoureuse, souveraine, et rien n'est plus fascinant que de les entendre jouer ensemble, quand tout les oppose. Coltrane est difficile à interrompre. Il peut saturer l'espace sonore, il ajoute constamment, il développe, augmente, enrichit, élabore, exalte, intensifie, alors que Monk creuse des galeries, s'interrompt, bascule, biffe, mutile, casse, coupe, fragmente, exaspère. 

« La musique n'est pas un divertissement. C'est un sacrifice. » De plus en plus je me dis que l'harmonie musicale est un champ de la connaissance qui est injustement méprisé par la littérature, ou disons plus généralement par le texte. Il est difficile à manier, certes, car il est impossible d'en parler à des profanes sans simplifier outrageusement, et sans laisser de côté la chair vivante sur laquelle l'harmonie opère, mais ce dommage me paraît bénin, en regard du bénéfice. Chaque musicien sait instinctivement qu'il doit sacrifier quelque chose de lui-même s'il veut avoir accès aux entrailles de son art. On n'entre pas tout entier dans la musique. Il faut s'expliquer avec soi-même, il y a un coût, et il faut donc retrancher de soi des parties qui sont trop épaisses, trop lourdes ou trop prégnantes, qui étoufferaient le sens qu'on est venu chercher et qu'on devine depuis les confins. Monk ne divertit pas, il explique, et pour cela, il se mutile. C'est de ses manques et de ses absences qu'il tire la lumière qu'il braque sur le temps. C'est un prêtre sans habit qui vacille un peu quand il entonne sa liturgie, mais il a le sens du rituel, ça lui vient tout naturellement. Quand il pose ses doigts sur le clavier, il a l'air de manier l'ostie, même si sa désinvolture peut abuser les naïfs : son attention est étincelante et précise. C'est un chirurgien taciturne qui opère à mains nues dans les viscères et les organes, ses doigts sont plus tranchants qu'un bistouri, c'est un méticuleur digital qui nous révèle la négation à l'œuvre. Sa partition mentale est un scanner impitoyable. Monk joue du piano comme un écrivain qui tape sur sa machine à écrire avec deux doigts. Ça va très vite malgré le handicap moteur. On le voit rire à l'intérieur mais on entend tout le sérieux de la chose.