Si j'avais réussi mon suicide, en 2004, je n'aurais pas connu V., ni Y., ni M., ni I., ni Luna, je n'aurais pas connu Vézénobres. Je n'aurais pas survécu à ma sœur. Je n'aurais pas relu Walser. Je n'aurais pas connu l'état d'indigence. Je n'aurais pas croisé Ophélie. Je ne me serais jamais pris pour un écrivain. Je n'aurais pas revu Ettie. Je n'aurais pas revu Michel Carvallo, ni rejoué à Annecy. Je n'aurais pas connu ces journées où je m'aperçois que j'ai presque complètement oublié Sibille. Je n'aurais pas eu la nostalgie des cloches de la chrétienté. Je n'aurais jamais pris de douches froides, ni jeûné. Je n'aurais pas connu le dégoût de moi-même. Je n'aurais pas renoué avec le jazz. J'aurais continué de vivre dans l'illusion que je connaissais la musique et que je savais jouer du piano. J'aurais continué de croire que j'allais encore composer. Je n'aurais pas connu cette immense nostalgie du père qui étend de plus en plus son ombre sur moi. Je n'aurais pas croisé Delphine et sa joyeuse verve érotique. Je n'aurais jamais eu terriblement envie de revoir ma première Christine, de savoir ce qu'elle est devenue. Je n'aurais pas connu cet effroi terrifiant en apprenant que Martine était morte pendue. Annecy serait resté à jamais la ville que j'avais aimée dans mon enfance. Je n'aurais pas connu ces atroces smileys, ou si peu, ni surtout les “réseaux sociaux”. Je n'aurais jamais su que la langue française serait un jour si terriblement amochée, humiliée, méprisée, et surtout ignorée. Je n'aurais jamais eu affaire à des gens dont je dois étudier les phrases durant de longues minutes avant de savoir ce que je dois comprendre. Je n'aurais jamais entendu parler des “influenceurs”. Je n'aurais jamais possédé un smartphone. Je n'aurais jamais eu le plaisir de “bloquer” des crétins sur Facebook. Je n'aurais pas connu les écrans plats, ni la vidéo. Je n'aurais pas connu la Lomagne, ni Jeanne Lloan. Je n'aurais pas aimé Mompou ni Arvo Pärt, ni Pierre Michon. Je n'aurais jamais imaginé que le Désastre gagnerait si rapidement, ni qu'il irait si loin. Je n'aurais jamais entendu l'expression : se sortir les doigts du cul. Je n'aurais pas connu un Macron, un Laurent Alexandre, un Klaus Schwab, ni même un Justin Trudeau. Je n'aurais pas pensé au transhumanisme, ni à la transition de genre, ni au réchauffement climatique, je n'aurais jamais imaginé qu'un jour des hommes se marieraient entre eux, et encore moins qu'ils seraient enceints. Je n'aurais jamais cru qu'un François Hollande serait un jour président de la République, ni qu'un pape viendrait pour liquider la religion de mes ancêtres. Je n'aurais jamais compris la fraude des vaccins, même si Francette commençait déjà à m'en parler. Je serais mort en ayant dans les doigts les suites françaises, les klavierstücke et les ballades de Brahms, beaucoup de Schumann et de Beethoven, les préludes de Debussy, la sonate de Liszt et celle de Berg, et surtout mes chères Variations opus 27 et l'opus 25 de Schoenberg ; je n'aurais jamais connu cet état mental terrible qui me fait hésiter à ouvrir une partition et à la déposer sur le pupitre. Toute la musique serait venue avec moi dans la tombe, sans faire d'histoire, y compris la Sequenza de Berio et les sonates de Mozart. Je n'aurais jamais mis une saloperie de masque sur la figure pour sortir dans la rue. Je n'aurais jamais rédigé une auto-attestation de sortie. Je n'aurais jamais entendu parler des “cas-contacts”. Je n'aurais jamais entendu parler d'Arnaud Laporte, je n'aurais jamais su que France-Culture pourrait un jour ressembler à France-Inter, je n'aurais jamais cru que des voitures pouvaient rouler à 500 km/h. Je n'aurais jamais cru pouvoir un jour aimer une autre femme que Raphaële, ni même en désirer une. Je n'aurais jamais cru qu'un jour il me faudrait cesser de dire que j'aime « les gros culs », parce que les gros culs que j'aime sont désormais des petits culs, si on les compare à ceux des monstres qui nous entourent aujourd'hui. Je ne serais pas devenu violemment misogyne. Je n'aurais pas connu un András Schiff différent de celui que j'avais découvert dans les années 80. Je n'aurais pas entendu parler d'un Cyril Hanouna, ni d'une Ruby Nikara, ni d'un Simon Collin. Je n'aurais pas connu les nouveaux éditeurs, je n'aurais pas imaginé que des ministres français puissent un jour se révéler aussi incultes, aussi veules, aussi corrompus, que l'Assemblée nationale soit un jour remplie de péquenots arrogants et braillards incapables d'aligner deux idées articulées. Je n'aurais jamais imaginé que l'industrie agro-alimentaire deviendrait avec celle des laboratoires pharmaceutiques le noyau dur de la pègre internationale. Je n'aurais jamais imaginé que des nazis plus arrogants que jamais reviendraient un jour parmi nous. Je n'aurais jamais cru que les pires délires que nous imaginions à la fin du siècle précédent deviendraient réalité, sans que personne ne s'étouffe de rire, de rage ou de honte. Je n'aurais jamais pensé qu'un jour je regretterais les complexes, la honte, la pudeur, la décence, la timidité — l'outrance n'a plus aucun prix, car elle est devenue la norme ; pareil pour l'exception et l'épilation. Je n'aurais pas fait une exposition à Bruxelles, dans la galerie du Roi, ni un disque de musique concrète dont je suis fier. Je n'aurais pas rencontré un garçon aussi décevant que Bruno Lafourcade ni une jeune femme aussi étrange et fascinante qu'Ophélie. Je n'aurais jamais connu le froid durant six hivers de suite, ni les restaurants du cœur, ni l'interdiction bancaire, ni ce type si drôle qui était absolument persuadé qu'il n'existait et ne pouvait exister aucune dissonance dans la musique de Mozart. Je n'aurais pas connu Le Pouliguen, ni Madeleine Chapsal, je n'aurais pas lu Manant, le beau roman de Quatremaille, je n'aurais pas été exaspéré par un Finkielkraut qui s'indigne des casserolades à Lyon durant l'hommage à Jean Moulin par le président de la République. Je n'aurais jamais entendu parler de Zelinsky ni assisté aux pathétiques prestations d'un Biden désarticulé et sinistre, ni cru possible un tel niveau de corruption au plus haut niveau. Je n'aurais pas pensé que la fin de notre civilisation était si proche et si inéluctable. Je n'aurais pas eu ces larmes que je verse aujourd'hui sur ce monde englouti qui, malgré tous ses défauts, m'apparaît en comparaison comme infiniment beau et vrai. Je n'aurais sans doute pas eu autant de peine, alors, pour un Richard Millet complètement esseulé et oublié aujourd'hui. Je n'aurais pas cru qu'un jour la Haute-Savoie et que la Suisse me manqueraient autant. Je n'aurais pas lu Le triomphe de Thomas Zins. Je n'aurais pas imaginé écrire de la poésie. Je n'aurais pas connu José Ortega y Gasset ni Nicolás Gómez Dávila. Je n'aurais pas lu dans Plutarque que « l'ouïe est l'organe de la sagesse ». Je n'aurais jamais compris à quel point Keith Jarrett est génial, même si je l'aimais déjà beaucoup. Je n'aurais pas encore oublié la plupart de mes maîtresses du siècle dernier, mis à part Sarah, Céline, Thérèse, Anne-Sophie, Lakshmi et Edwige. Je n'aurais jamais cru que ma compréhension de la technique pianistique allait autant évoluer, je croyais être arrivé à un point stable et définitif sur le sujet. Je n'aurais pas pensé que mes goûts musicaux continueraient à changer. Je n'aurais pas cru que Jacques Le Trocquer allait autant me manquer — son intelligence, sa culture, et surtout son exigence folle, brutale et impitoyable. Je n'aurais jamais cru que j'aimerais tant peindre et dessiner, ni que mon appréciation de moi-même allait autant changer. Je n'aurais jamais cru qu'un jour je croiserais des gens pour qui l'Eurovision était autre chose qu'un mot abstrait et vide de sens, des gens qui affirment tranquillement qu'ils adulent Christophe ou tel autre chanteur de variété, qui ne se cachent pas pour écouter ça, des gens à qui il faut expliquer qui est Mendelssohn ou Alban Berg. Je n'aurais jamais cru qu'à ne pas être une femme ou un trans on n'aurait plus le choix qu'entre se suicider et se faire tout petit, et qu'être blanc était une faute inexpiable. Je n'aurais pas cru qu'il conviendrait un jour de se cacher d'aimer Freud, Picasso, Marx, ou Rothko, ni qu'il faudrait éviter d'affirmer en tout lieu qu'on aime la musique de Gérard Grisey ou de Karlheinz Stockhausen. Je n'aurais pas cru non plus qu'il faudrait signaler l'ironie, le second degré, et que la hantise de ne pas être compris deviendrait une habitude, que nous serions amenés de plus en plus à devoir définir des mots que tout le monde connaissait naguère.
Que de choses j'aurais ignorées, si j'avais réussi mon suicide en 2004 !