dimanche 21 mai 2023

Machines molles


Quelquefois, il m'arrive de penser vaguement aux gens dont les yeux peuvent tomber sur mes textes, et parmi ces gens, il y en a que je voudrais éviter, éviter à tout prix. Je vois déjà leur regard s'insinuer entre les mots que j'ai écrits, les séparer, dissoudre la glaire qui les tient ensemble, défaire la trame qui les porte et les laisser dériver, flottant au hasard sur un jus sale et trop salé, désolés et tristes comme des corbeaux cocufiés. Foutez-moi la paix. Allez voir ailleurs si j'y suis. Il y a tant livres qui ne demandent que ça, qui n'attendent que votre prunelle intermittente et informée, stupidement informée ; vous ne devriez pas avoir de mal à rassasier votre appétit sans moi qui n'ai rien de consistant à vous offrir. Je suis le scabreux, le veule et le déboussolé, allez brouter une herbe mille fois plus verte ailleurs. C'est pas ce qui manque. 

J'ouvre l'heure, au petit matin, et j'y découvre mes quinze ans : la Machine molle. Mike Ratledge a quatre-vingts ans. Je vais bientôt en avoir soixante-dix, je m'en aperçois aujourd'hui avec terreur. Ça bouillonne encore. J'ouvre le paquet avec précaution, j'ai peur des éclaboussures, des brûlures. Je reconnais les odeurs, les sons. Un-deux-trois-un-deux-trois-un-deux, on retombe tout de même sur ses pas, malgré quelques vertiges. Lubie, transe, désir, salles de répétition, dortoirs, sueur, chambre d'échos, distorsions, qu'elles étaient belles, les filles, toutes ! Je me souviens de Terry Riley, des light-shows de Bill Ham, de mon Fender Rhodes, de la nuit qui tombe sur Annecy, de l'obscurité froide, des cuisses rougies de Christine, de sa voix idéalement placée, de l'ancien conservatoire occupé, d'Elisabeth, assise au soleil sur le balcon, qui nous observait répéter en prenant des poses langoureuses, des ronéotypeuses, des concerts sauvages au lycée, du Théâtre éclaté, des Mikrokosmos de Béla Bartók, des amplis, des pédales wah-wah, quel foutoir, et des montagnes ! C'était le premier baiser de l'humanité donné et reçu parmi les sons électroniques, ces êtres inouïs et fragiles, les premières cuisses écartées dans l'éblouissement, l'odeur des soutien-gorge et des cheveux, Facelift, le saxophone soprano, je jouais de tous les instruments, nous ne savions rien du passé, de l'histoire, rien du monde, tout était là, dans la ville, dans nos chambres, dans les cafés, dans la rue, nous avions mille ans devant nous, slightly all the time. La légèreté, ils ne savent pas ce que c'est. Le mot est resté, pas la chose. 

En ouvrant un livre, c'est la phrase qu'on ouvre, aussi sûrement que la chair s'entrebâille quand elle se sent désirée. Plus on écrit plus on voit, mais pour écrire il faut d'abord voir, et entendre, surtout. La pointe est brûlante, qui nous guide dans les lettres amoncelées qui se sont présentées dans la nuit — immigration alphabétique de masse. Allons-nous reproduire le présent qui ne cesse de brailler dès qu'un silence insiste un peu ? Allons-nous nous défendre ? Sûrement pas. Il faut au contraire enregistrer toutes les plaintes, les enluminer, les épaissir et les recueillir comme des orphelins qu'on habille chaudement. Laissons-les parler. Plus ils parlent plus le silence réel s'établit en nous avec autorité. Paix. Une heure de cinéma sous la queue... Il faut aimer la pluie...

On m'a reproché récemment d'avoir comparé les bracelets de ficelle que Martha Argerich enroule autour de son poignet à la ficelle des tampons hygiéniques. L'image était pourtant juste. On a dit que j'étais vulgaire. Ce n'est pas moi qui suis vulgaire, ce sont ces vieilles femmes qui portent banalement ces horreurs, ce sont ces femmes qui mêlent la vulgarité à Beethoven, qui s'attifent comme des petites filles et méprisent leurs apparences, qui le sont, pas moi. La vulgarité, c'est ceux qui ne comprennent pas qu'on fait des phrases pour faire des phrases, et qui croient que nous avons l'intention de délivrer des messages universels et définitifs, tel un Nietzsche perché. La vulgarité, c'est les fautes d'orthographe qui ne s'excusent pas, c'est les scies du jour rabâchées jusqu'à la lie, ritualisées, c'est la vie littérale, séparée de la littérature, c'est le contraire de la légèreté, c'est Chopin en vieille fille et Satie en philosophe, c'est la dignité fardée comme une vieille pute. La vulgarité n'est jamais très loin de la bêtise, on le sait : ces deux-là se congratulent mutuellement, quand elles essaient de défendre l'obscénité obsessionnelle de la vérité-vraie, leur sanctuaire, qui leur évite les pestilences de la décomposition en cours. 

Je me demandais si quelque événement allait survenir dans ma vie. Elle porte le numéro 10 au basket. C'est la pleine lune. De l'amour je n'avais que l'ombre. Et l'ombre de l'ombre. Miroir sur miroir. Elle joue avec un rubicube en fumant une cigarette. On entend l'ouverture de la Passion selon saint Matthieu. Non, on entend le finale de la quatrième symphonie de Shostakovich. J'ai les bras croisés sur la poitrine. Je disparais dans le gris de la chambre. On entend l'andante caloroso de la septième sonate de Prokofiev. Bouge pas, Toto ! Calme ! Tout va bien. Ta disparition est une bonne nouvelle. Tu reviendras leur chuchoter des horreurs à l'oreille. Elles riront bleu, orange, vert, et connaîtront la joie métabolique et cellulaire, celle qui vient des trompes d'eustache. On n'a pas fini de jouer avec les métaphores sexuelles, rue des branlades obscures. « Réjouis-toi, Vierge Mère du Christ qui l'a conçu par l'oreille. » Toujours Prokofiev ? Oui, toujours. Calme et lymphe, transparents ruisseaux. Elles ont une oreille entre les cuisses. Orifices laissant entrer le Temps et ses désinences subtiles. Intromissions, annonciations, le diable vient se nicher au creux de l'oreille. Il écoute ce qui passe par là, des auriculaires distraits le dérangent parfois. Il bat des mains, il rit, il bégaie de joie, il n'en revient pas, il ne veut pas en revenir. La Machine molle ronronne au fond des organes, sauve qui peut ! Elle se fait expulser d'un restaurant de New York parce qu'elle porte « un parfum de blonde ». Elle retire ses gants avant de nous gifler. 1000 dollars d'amende. Quel tabac ! Du nez à l'oreille, en passant par le vagin, Qui-va-là ? Elle hurle. Plus fort, plus fort ! On doit t'entendre jusqu'en Patagonie. En fond sonore, le demi-ton de Prokofiev : la bémol-sol, la bémol-sol, la bémol-sol… Ondulation lente, accords majeurs posés tranquillement, chromatisme paresseux, dixièmes languides, souples, on se réveille le dimanche matin, tout va bien, son corps est encore chaud, elle respire. Pas de meurtre, pas cette fois-ci. Pendant qu'elle ronfle, je lis une page à voix basse. Pas de réaction. Saisir les occasions favorables. La Chance est un petit animal frileux qu'il faut réchauffer en lui parlant gentiment. Il faut lui éviter les crampes. Lubie, dortoirs, chambre d'échos, transe, pâleurs, vertiges, espoir, chant étouffé, poignets fins, oreille, sueur, demi-tons, draps froissés, désir chromatique, distorsions, alphabets dispersés, éclaboussures, râles, phrase rêvée, terreur brève, soupir, va-et-vient, brûlure, mouvements contraires, qui est là ? L'odeur de ses cheveux. Ça passera. J'ai envie de te donner une fessée. 

Nos instruments avaient des odeurs bien à eux. Un des grands plaisirs, alors, était d'entrer dans ces salles de répétition qui étaient bien plus que ça. Il m'est arrivé d'y dormir. C'était des laboratoires, plutôt. Il y avait là, pêle-mêle, une batterie, des percussions, une contrebasse, une basse électrique, une guitare, un piano électrique, des synthétiseurs, un orgue, un vibraphone, des saxophones, soprano et ténor, une trompette, un violoncelle, des amplis, des pédales de toutes sortes, des câbles et des prises, un canapé. Ces odeurs me poursuivent encore. J'en ai la nostalgie. Les baffles avaient une odeur bien particulière. Le free jazz, l'improvisation, le mélange de l'acoustique et de l'électrique, les heures passées là, dans ces lieux magnétiques, à Thônes, à Annecy, à Valliguières, à Chavanod, à Maclamod, dans le Lot, dans l'Aveyron, oui, des laboratoires, où nous étions heureux, à notre place, le reste pouvait bien s'écrouler, c'était un détail qui ne nous concernait pas. 

J'avais connu une autre caverne du même genre, plus tôt dans ma vie, le labo de la pharmacie de mon père, où j'ai passé des heures enchantées, entouré de tous ces produits chimiques merveilleux, de tous ces noms, des balances, des alambics, des trébuchets, des tubes à essai, des becs Bunsen, des pipettes, des longs tubes de verre dont je faisais des sculptures, du gros frigo Thompson où l'on trouvait les vaccins et l'eau pour le pastis fait maison, le microscope et la machine à écrire, et aussi un magnétophone. La vraie vie. L'érotisme de la matière avant celle des corps. Nous prenions des poses sublimes. Nos corps baignaient dans une effervescence calme et nos esprits étaient en paix, le silence parfait. Le mot qui me vient, quand j'y pense, c'est « brise ». Ces heures étaient placées sous le signe de la brise. La poésie viendrait plus tard. Pour l'instant, il fallait élaborer, expérimenter, composer, créer des rencontres et des liens entre les choses, entre les matières, entre les sons, entre les formes, entre les substances. C'était là que le rêve déposait son temps idéal et singulier, qui deviendrait plus tard désir ou connaissance, peu importe. Entre l'harmonie et la chimie, une analogie qui allait de soi. Je comprends parfaitement qu'on puisse passer sa vie à enchaîner des accords et à voir ce que ça donne, ce que ça permet, comme on peut mélanger des substances et observer les réactions que cela crée, car ce champ d'investigation est infini, comme il l'est dans la rencontre amoureuse. Les phrases ne se laissent pas faire par ceux qui ne les écoutent pas… Elles se raidissent contre les ploucs, elles s'indignent. Il en va de même pour les accords. Prenons notre temps. C'est la vraie science.