jeudi 11 février 2021

Entrevue galante


Je fais toujours — ou plutôt, je finis toujours par faire — la chose qu'il ne faut surtout pas que je fasse. Je suis le contraire de quelqu'un de conséquent, bien que je ne sois pas le moins du monde inconséquent. J'y arrive toujours, à cette pointe morte de la trahison de moi-même. J'y arrive par un chemin ou par un autre, mais j'y arrive inéluctablement. Il ne faut pas s'étonner, dans ces conditions, que, vu du dehors, je passe pour un con ; ou pour un débile, ou pour un tordu — ce que je ne suis pas non plus. Moi aussi, si je pouvais me regarder du dehors, je penserais que je suis complètement con. Et sans doute, d'une certaine manière, le suis-je. C'est comme ça. Je sais immédiatement qu'elle est la chose à éviter absolument, à propos de quelqu'un, d'une situation, d'une relation, ou de moi-même, et je vais, parfois après mille détours, arriver à faire la chose dont je sais depuis toujours qu'il ne faut pas la faire. Ce n'est pas de l'inconséquence. L'inconséquent en arrive à l'inconséquence par manque de conséquence, il ne tire pas les conséquences des actes, des paroles, des situations. Moi j'y arrive par trop plein, par un désir impérieux de me confronter au paradoxe, parce qu'éviter l'obstacle serait vraiment trop décevant. C'est un peu comme si en ne faisant pas cette chose qu'il ne faut surtout pas que je fasse, j'allais décevoir la partie adverse en moi, le traître intime. Ce traître intime est une partie essentielle de mon être profond. Je peux me décevoir moi-même, ça j'en ai l'habitude, mais je ne peux pas décevoir l'autre. Je ne peux pas trahir le traître car je sais qu'il est la Vérité. Être fidèle à soi-même, c'est très facile. Être fidèle à l'Infidèle, c'est autre chose. La vérité d'un être se tient toujours au-delà. Pour cette raison, il est impossible de s'y tenir. C'est une place de laquelle on tombe — sans cesse. On tombe de niveau en niveau, de traitrise en contre-traitrise, en une spirale sans fin. Il y a toujours une porte supplémentaire à ouvrir. Je suis prêt à tout pour torpiller la vulgaire conséquence, celle qui nous mène de place en place, en évitant les balles qui sifflent à nos oreilles. Par "places", j'entends ces encoches faites dans la réalité, dans lesquelles les gens font halte, le temps de se dire : « Ça c'est moi. » Ils sont pris dans une théorie. La succession de ces places fait une vie, pour certains, une carrière. Ils ont la sensation d'avancer dans la galerie qu'on leur a alloué. Je les envie, parfois.

Savoir ce que l'on trahit suffit pour se connaître. La plupart des gens trahissent sans même le savoir. Ou, s'ils sentent bien qu'ils sont en train de trahir, ils ne savent ni quoi, ni qui. Ils préfèrent tourner la tête de l'autre côté, là où le désir est moins violent.

C. me dit que je suis masochiste. Il se trompe. Ce n'est pas du tout le masochisme qui me meut, ni le sadisme. Je ne peux faire autrement que d'aller à la seule place qui soit mienne, étant inhabitable. La seule place dont on ne peut me déloger, c'est celle qui n'offre aucune adhérence. Si j'étais masochiste, je n'oserais pas dialoguer avec le traître.