mardi 16 février 2021

Aucun rapport



Il pourrait dire ceci.

En écoutant les descriptions des astrophysiciens parlant de la formation de l'univers, on comprend que ce qu'ils énoncent est avant tout du discours, des phrases. « Les forces énormes qu'ils [les trous noirs] déploient donnent leurs physionomies aux galaxies et créent les conditions de l'émergence de la vie. » Ces phrases sont impossibles à entendre hors de leur milieu d'origine. On sent immédiatement qu'elles ne sont que des représentations de la réalité, des équivalences, mais qu'elles n'en parlent pas directement, car la réalité dont elles font mention n'est pas une réalité directement accessible. En énonçant ces phrases, ceux qui les emploient créent pour nous à la fois le monde dont nous sommes censés être le produit et le monde dont nous pensons être les observateurs. Il est évident que ce monde est une fiction, une fiction comme aime à en produire la science, qu'elle soit dure ou molle. Les concepts de la psychanalyse, par exemple, sont du même ordre. Ils participent d'une réalité efficiente qui nous accompagne et nous tient dans sa main, en même temps qu'ils sont créés de toute pièce par la psychanalyse. L'inconscient et les trous noirs sont des objets dont une certaine description de la réalité a besoin à un moment donné pour parvenir à un récit qui peut donner lieu à des développements (développements en aval mais également en amont, car le monde réel (ce que nous appelons tel) se développe dans les deux directions à la fois). À certains points de son histoire, l'humanité tombe d'accord sur quelques énoncés dont elle fait spontanément une vérité scientifique, et tout son effort d'humanité consiste à essayer de faire que ces vérités ne semblent pas contredire trop directement les anciennes vérités. Les adaptations des vérités entre elles ressortissent du génie humain. C'est l'art de la transition insensible qui donne à la fiction humaine cette apparence de réalité. Les astrophysiciens confectionnent une pâte de discours (bardée de chiffres et d'images) fait de phrases qui maintiennent tant bien que mal la réalité en place. Leurs phrases sont des bornes, des couloirs et des forces qui induisent un cheminement logique (et la logique consiste ici à faire que l'homme se sente pris dans un récit commun, un récit qui a un sens). L'explication par le trou noir est un exemple merveilleux de "réalité scientifique" qui s'appuie de manière très visible sur le langage dans ce qu'il a de plus imagé, et de plus fécond — et de plus performatif. On dit « trou noir », et immédiatement on perçoit sa formidable puissance d'attraction. On dit « inconscient » et immédiatement on comprend ce qu'est la conscience qui nous pousse dans le monde qu'on dit réel. 

Il faudrait être capable de dire quelque chose qui ne serait pas seulement l'inverse de ce qu'on affirme ici, mais qui n'aurait rigoureusement aucun rapport avec les assertions précédentes. Ce serait sans doute l'unique manière qu'on aurait d'être libre, et donc vrai. 

Il pourrait dire cela (ce qui précède, ce qui a été énoncé), mais serait-il capable de dire ceci (ce qui n'a pas été dit, ni par lui ni par personne), qui se tient en aval du discours, qu'on matérialisera par… ? Serait-ce qu'il reste à inventer une Grande Science, alors que nous nous contentons d'une Petite Science ? La petite science consiste à expliquer (qu'on voit ce qu'on voit), quand la grande consiste à voir (dans toutes les directions). La seule intuition qu'on ait eu jusqu'à présent de la Grande Science serait la poésie, la poésie qui s'est dégradée en littérature, puis en théorie(s).

« Et je voyais au loin sur ma tête un point noir. 
Comme on voit une mouche au plafond se mouvoir, 
Ce point allait, venait ; et l’ombre était sublime. »

***

« Les trous noirs sont les phénomènes les plus puissants du cosmos. Ils sont à l'origine de l'histoire de la vie. » Ces deux phrases ont toutes les apparences du sens et de la logique. Pourtant elles n'ont rigoureusement aucun sens, si on les entend depuis une place décentrée, une place qui n'est pas située dans notre système de croyances. Elles n'ont en tout cas pas plus de sens que les trois vers de Victor Hugo cités au-dessus. « Histoire de la vie » ? Quelle histoire, sinon celle que nous racontons à qui veut bien nous entendre ? 

« Je vis près d’eux, veilleur intime ; je combine 
Le vieux houblon de Flandre et la vigne sabine, 
La franche joie attique et le rire gaulois »