mercredi 27 avril 2022

Petit portrait en prose (24)

« Joue comme si tu ne savais pas jouer », dit Miles à John McLaughlin, avant que celui-ci plaque un accord de mi majeur d'une innocence bouleversante. 

Les jeunes filles qui à l'orée de leur vie de femmes nous accueillent au fond d'elles sont des héroïnes. Leur chair entame son long voyage vers le pourrissement et, si elles ne le savent pas encore, elles oublieront tout du corps de feu et d'eau qu'elles ont eu avant d'être des mères. Elles ont partagé avec nous cette combustion lente à un âge où l'on n'a pas encore le goût des cendres. L'inhabituel est un absolu précaire.

Sur une photo de classe de mon lycée publiée sur Internet, je t'ai immédiatement reconnue. De Christine, d'Yves, aucune trace, non plus que de moi, d'ailleurs. Toi seule as traversé les cinquante années qui se sont écoulées, pour arriver jusqu'à aujourd'hui, intacte.

C'est au Semnoz, le bistrot qui faisait l'angle de la rue Sainte-Claire et de la rue du faubourg des Balmettes, que nous nous retrouvions chaque jour, aux portes du lycée et aux portes de la vie, que toutes les histoires d'amour commençaient ou finissaient, qu'Yves t'a embrassée pour la première fois. Je ne me rappelle plus ton nom mais je suis certain de ton prénom. Tu avais une jeune sœur, assez jolie, que tu surpassais de toutes tes chairs. 

C'était un monument, Joëlle. Tout à fait le genre de fille qui me faisait rêver, alors. Grande, grasse, plantureuse, elle avait la belle mollesse des Arabes d'anthologie, de celles qu'on imagine surtout allongées et oisives, voire végétatives — la langueur est leur plus belle parure. Elle était la meilleure amie de Christine et j'ai encore sa voix dans l'oreille, étonnement bien plus nette que celle de mon amie. 

Tous les quatre, nous étions allés à Terres-rouges, dans la Drôme, je crois bien, rejoindre les membres d'une communauté comme il en existait alors des dizaines. Nous y fûmes très mal reçus, à notre grand étonnement. Pour nous, les choses étaient simples : nous avions envie d'aller passer là-bas quelques jours de rêve, en été, et il ne faisait aucun doute qu'on serait content de nous accueillir. Pourquoi en aurait-il été autrement ? Mais les hippies dont on m'avait dit tant de bien n'étaient pas disposés à être nos hôtes sans que nous mettions la main à la pâte, ou au portefeuille que nous n'avions pas. Ils en avaient par-dessus la tête, des touristes adolescents qui venaient prendre du bon temps dans leur petit coin de paradis. Sans doute étaient-ils las de recevoir des enfants gâtés qui croyaient que le jardin d'Éden appartenait à tout le monde et qu'il n'y avait rien à faire pour le mériter ; peut-être avions-nous simplement des gueules qui ne leur revenaient pas. Toujours est-il qu'ils nous firent comprendre sans ménagement que nous n'étions ni à l'hôtel ni attendus comme le Messie. La douche était fraîche mais une nuit passée là-bas le fut moins. Dans un confort tout relatif évoquant l'étable de l'enfant-dieu, nous avons traversé la sorgue dans une promiscuité émouvante, et la présence de mon premier et grand amour ne m'empêcha pas d'être bouleversé par le corps triomphant de Joëlle, à l'instant où celle-ci se déshabilla pour entrer dans son sac de couchage : le moment en imposait. Joëlle troublait Jérôme, et Christine troublait Yves, au revers de nos deux couples ; c'était somme toute assez naturel et touchant, mais impossible à reconnaître alors, ce qui ajoutait encore à l'exquise fièvre qui m'avait pris au moment où j'aperçus le torse nu que Joëlle (me) laissait voir sans le montrer : le jeu était très sérieux, même si en nous n'existait alors aucun mot qui eût pu en rendre compte. Shhh – Peaceful…

D'Yves, je me rappelle sa petite maison semblable à toutes les autres, dans le quartier prolétaire d'un faubourg d'Annecy, près du cimetière de Loverchy, et ces jardins d'ouvriers que je voyais pour la première fois. Je me rappelle aussi sa susceptibilité et sa fierté quand il parlait de son père. 

Sa Joëlle était déjà maternelle et il arrivait qu'elle le traite comme l'enfant qu'il était encore, alors que Christine n'était qu'une jeune fille en gloire. Pour mon ami et moi, elles étaient nos premières aventures sérieuses, dont nous pensions qu'elles seraient les dernières. Je me rappelle ma surprise quand je vis qu'il ne cherchait pas à dissimuler sa jalousie, et qu'il entendait bien défendre sa conquête de toute convoitise, d'où qu'elle vienne (la jalousie n'était pas à la mode, en ce temps-là). Sans doute avait-il le sens du combat qui me faisait défaut, moi qui me laissais mener par les sentiments et le cours des choses. 

L'entrée dans le sac de couchage, dans la pénombre de l'étable, les seins opulents de Joëlle, aux larges aréoles pâles, sa lèvre inférieure un peu trop épaisse et qui tombait un peu, sa voix à la fois traînante et autoritaire, les longues attentes au bord de la route, car nous nous déplacions en auto-stop, et le désir, omniprésent, en suspension dans l'air chaud du sud, tout cela m'est revenu en entendant In A Silent Way, de Miles Davis — nervure souple d'un temps lisse et gorgé d'odeurs, répertoire de caresses et de non-dits. 

J'étais inconscient de tout mais mon corps était bien là, lui qui dans sa grande sagesse enregistrait en secret.