mardi 19 avril 2022

La place du mort

Les jours fériés sont des jours où l'on m'épie. Je ne les aime pas, pour cette raison, et pour d'autres raisons encore, mais j'aime le dimanche, car le dimanche je bois du café. 

Ce jour-là, j'étais dans une voiture, que conduisait un inconnu. Nous longions le désert, et par la fenêtre ouverte, je voyais des croix sur lesquelles on distinguait des hommes crucifiés. Ma situation, bien qu'assez peu enviable, était tout de même bien supérieure à celle de ces hommes en train de cuire au soleil. J'étais assis, transpirant, mais j'avais de l'air sur le visage. Bien que la suite de ma vie m'ait été absolument inconnue, et qu'elle aurait pu légitimement m'inquiéter, je me repaissais de ce moment présent, et du soleil sur ma face. En un mot, j'essayais de positiver et j'y arrivais pas trop mal. 

Le chauffeur ne disait pas un mot, et je sentais qu'il valait mieux ne pas lui adresser la parole en premier. Il avait l'air furieux, ou bien très angoissé, ou très en colère, je ne sais pas. En tout cas il ne souriait pas et il était mal rasé. Moi aussi, du reste, j'étais mal rasé. 

La route semblait interminable, mais nous finîmes tout de même par croiser une voie de chemin de fer sur laquelle circulait un train de marchandises. En tête du train se trouvaient trois locomotives bleues suivies d'une infinité de wagons de marchandises d'une couleur brun rouille. Il fallut laisser passer le train, ce qui prit un certain temps, car le nombre de wagons devait dépasser la trentaine. 

Je m'assoupis. Quand je rouvris les yeux, rien n'avait changé. Nous roulions toujours dans le même très beau paysage où seules les croix et le train avaient disparu. Je me risquai à demander où nous étions, mais l'homme ne sembla même pas entendre ma question. Il conduisait avec une attention sans faille, les yeux rivés à la route, sur laquelle, pourtant, il ne me semblait pas se passer grand-chose. On aurait même pu commencer à s'ennuyer ferme si l'absence totale de dialogue entre le conducteur et moi n'avait pas produit cette atmosphère légèrement oppressante qui sans doute m'avait réveillé. J'avais faim mais je m'abstins d'en faire état. Pas de provocation, me dis-je à part moi. J'étais à la place du mort, inutile d'en rajouter.