mardi 8 juillet 2014

Silenciaires


Il y a ceux qui font du bruit, très nombreux, mais il y a aussi, beaucoup moins nombreux, ceux qui font (du) silence. On pense naturellement que le bruit se fabrique alors que le silence n'a rien à voir avec le faire, qu'il ne fait "qu'être là". C'est tout le contraire. Le silence est un travail, comme l'amour. « Ils font beaucoup de bruit, ce soir. » « Il a fait un silence extraordinaire. Ça lui a pris toute la semaine. » Faire du bruit est à la portée de tout le monde ; il suffit de se laisser aller. Faire du silence est un art.

J'ai compris ça un jour, dans le métro, à Paris. Un type jouait de l'accordéon et faisait la manche. Banal. Personne n'écoute, de toute façon ; il s'agit d'un bruit qui s'ajoute aux autres bruits, qui les colore, à peine. Par déformation professionnelle, sans doute, j'écoutais, même si le moins possible. Même le moins possible n'a pas empêché d'entendre que cet abruti avait une manie qui depuis lors m'obsède. Jouant une chanson quelconque, mais connue, il en raccourcissait systématiquement les silences. Les chansons sont faites plus ou moins toutes sur le même modèle : des couplets, des refrains, et à l'intérieur de ces couplets et de ces refrains, des phrases, elles-mêmes séparées par des "silences textuels", qui jouent le rôle de la ponctuation, nécessaire à une compréhension facile de l'histoire. Chacune de ces absences de paroles, il les raccourcissait avec une désinvolture exaspérante. Cela signifiait, littéralement : pas de paroles = pas d'intérêt. Pas d'histoire = Rien. J'étais scandalisé par cette réduction de la chose musicale à une fonction purement informative, utilitaire. C'est le même mépris, c'est la même méprise, qui fait qu'on n'accorde pas d'attention aux phrases, à la syntaxe, aux transitions du discours, mais seulement au message qui, croit-on, serait véhiculé par quelques verbes et quelques substantifs. C'était il y a vingt ans à peu près. Depuis, la chose a fait florès. Écoutez par exemple une assemblée de Français qui chantent la Marseillaise. Vous constaterez que la chose va de plus en plus vite parce que naturellement, ils tentent de chanter ensemble (d'être ensemble), mais que la masse dominante se jette sur la phrase suivante comme si le vide tout relatif entre deux phrases la terrifiait.* Bien sûr, le résultat est que le rythme de la musique est radicalement transformé, et que ce qui est censé aller vers l'efficacité va en réalité vers le chaos, l'asphyxie, l'informe et l'inarticulé. Quand j'avais une quinzaine d'années, mon père s'est mis en tête de m'expliquer ce que signifiait le rubato. C'est une chose très complexe et assez mystérieuse pour un apprenti musicien. Il m'a expliqué que lorsqu'on "volait du temps" (rubare signifie voler), il fallait impérativement le rendre à un autre moment, de manière à ce que l'équilibre ne soit pas rompu, que le tempo ne soit pas corrompu par cette liberté. C'est une des premières choses que j'écoute quand j'entends un interprète, surtout un pianiste : comment négocie-t-il la fin des phrases ? Comment fait-il les transitions ? Comment passe-t-il d'une idée à une autre ? Le tissage des idées musicales est aussi essentiel que les idées elles-mêmes, c'est précisément la trame (du temps) qui rend sensible (et compréhensible) ce qu'on appelle un thème, un motif, une harmonie.

La musique consiste en une succession de tensions et de détentes, c'est-à-dire qu'elle est d'abord un rythme, une respiration, un balancement équilibré entre des moments (comme disent les physiciens) de complexité et des moments de simplicité, entre des moments où l'attention doit se dresser, se durcir, et des moments où elle peut se relâcher. Le compositeur est celui qui sait doser ces forces de manière à ce que le message soit porté sans accrocs, qu'il acquiert une certaine vitesse libératoire propre à l'entendement, qu'il ne tombe pas, et que le sens voyage ainsi sur le dos de ce vecteur en reptation constante. Sans le silence, qui en est le pivot et le centre, pas de rythme, par d'articulation, pas de respiration.

Il faut la plupart du temps se retirer du monde pour faire silence, ce qui prouve s'il en était besoin que la tâche est ardue, qu'elle n'est possible qu'à certaines conditions qui ne se trouvent pas sous le pas d'un cheval. Rares sont ceux qui ont entendu parler le silence et qui ont senti sa force, qui en ont éprouvé les vertus curatives et spirituelles, mais aussi guerrières. Les trompettes de Jéricho ne faisaient sans doute aucun bruit. L'absence de tout "dialogue intérieur" (le parfait silence) est la condition première du pouvoir des sorciers Yaki dont parle Carlos Castaneda dans ses livres.

Cet accordéoniste fondamentalement malhonnête qui ne rendait pas ce qu'il avait volé était l'ange déchu et annonciateur de ce qu'on nomme "les musiques actuelles" (et qui n'ont strictement rien d'actuelles, puisqu'elles ont au minimum deux ou trois siècles de retard sur l'évolution de la musique), ces musiques qui n'ont pas compris que le silence était le carburant fondamental du rythme, qu'il était la flamme qui nettoie les sons et les délivre de la fatalité du bruit.

Toutes les grandes musiques font une place centrale su silence. Beethoven, bien sûr, vient tout de suite à l'esprit, Webern, Debussy, mais tous les autres au moins autant, depuis toujours.

Devant un feu de cheminée, on aime se tenir silencieux et immobile. La première conquête humaine fondamentale a été le feu. La seconde le silence.


(*) J'ai éprouvé le même genre de choses dans les boîtes de strip-tease : une effeuilleuse fait son travail en musique, toujours. Quand il arrive (par accident technique, panne de courant, ou autre) que la musique s'arrête brutalement, elle est terrorisée, littéralement interdite, elle réalise semble-t-il tout à coup qu'elle est nue ! En fait, elle n'est vraiment nue qu'à partir du moment où la musique s'arrête.