vendredi 4 juillet 2014

Les Pianistes


Je n'ai de temps pour rien, même aller chez le dentiste est toute une affaire. Par principe, j'ai horreur de travailler. Les difficultés équivalent à des tensions. Pour compenser les méfaits du piano, j'aime bien nager. Quant au mouvement lent du concerto en fa mineur, il me met à chaque fois en transe. Il n'est pas non plus interdit de réfléchir. Je regrette un peu l'époque de la laque-gomme. Un quatrième doigt qui enfonce une touche reste toujours un quatrième doigt. Wanda Landowska et Artur Schnabel se détestaient. J'aime les Lieder de Schubert plus que toute autre musique. Je ne sais combien de notes étaient justes, mais c'était phénoménal. Il était persuadé que pour faire une grande carrière, il fallait vraiment s'aimer beaucoup soi-même, aimer tout en soi : son jeu, ses doigts, tout son corps. Mais je me suis consolé depuis que Rubinstein m'a dit qu'il n'enregistrait pas sur disque les études de Chopin car il n'arrivait justement pas à jouer la deuxième. Au disque, il s'agit de dévoiler la musique : cela ne souffre pas l'improvisation. Il est bien évident qu'il faut organiser ses journées mais s'imposer une discipline est essentiel. Je travaille beaucoup en lisant la partition. J'ai commencé par apprendre le violon et j'ai toujours pensé que c'était là un art à cultiver. « Sans cette liberté de l'avant-bras, le son ne peut pas descendre et reste coincé dans le coude. » À cette époque, Schumann était encore plus vénéré que Chopin. Personnellement, je me méfie des professeurs qui savent exactement à quelle hauteur il faut s'asseoir, et dans quelle position les mains doivent être tenues. Si vous obteniez le même résultat que lui sans modifier le tempo, cela serait tout aussi bien. À Zagreb, j'ai étudié les exercices de Hanon, Pischna et Czerny, mais sans exagération. Je n'ai ensuite pas tardé à arrêter de faire des gammes. Le piano est un instrument neutre ; c'est en cela qu'il est extraordinaire. Je suis absolument contre les arrangements de passages techniques difficiles, comme par exemple le trille à l'octave dans le premier mouvement du concerto en ré mineur de Brahms. Je dois encore citer Alfred Cortot pour son incroyable imagination. Il leur faut dire adieu au travail sur leur personnalité et donc au développement harmonieux de cette dernière. Tout aussi extraordinaire est son sens du rythme, son ostinato qui, parfois, frôle le sadisme. Les claviers des pianos de concert américains ne sont plus en ivoire, mais en plastique. Mais comment la musique peut-elle mûrir si on ne la joue pas ? Lorsque j'étais jeune je déchiffrais très bien. À franchement parler, le seul cours vraiment intéressant que j'aie reçu dans ma vie m'a été donné par un violoniste, un élève de Flesch, qui analysa devant moi un trait que je n'arrivais pas à jouer. Il n'est pas non plus interdit de réfléchir. J'ai surtout appris en écoutant les grands pianistes.

(Martha Argerich, Claudio Arrau, Stefan Askenase, Daniel Barenboim, Alfred Brendel, Robert Casadesus, Clifford Curzon, Maurizio Pollini)