mercredi 23 juillet 2014

Le Maître et la Sonate (2)


Est-ce la terreur que les hommes ressentent face au silence qui leur a fait inventer la musique, ou, au contraire, l'amour (ou le désir) du silence, la certitude qu'en lui seulement l'âme humaine peut atteindre à des états qui la rendent capable de rejoindre celle de son créateur ? 

Tous les très grands compositeurs ont en commun cette faculté de donner au silence, aux silences, une forme, une saveur, une grâce et une puissance singulières auxquelles l'auditeur attentif peut accrocher une partie de son être afin de s'extraire de lui-même. On dit que le silence après qu'on a écouté la musique de Mozart est encore du Mozart, on pourrait dire que les silences de Beethoven sont déjà du Beethoven. C'est-à-dire qu'il compose à partir d'eux, en intégrant à sa musique cette absence, cette résonance anticipée de quelque chose qui n'est pas, cet inouï de l'outre-là.

La musique est une mémoire en acte. Je ne sais si les origines flamandes de Ludwig van Beethoven y sont pour quelque chose, mais force est de reconnaître que celui qu'on présente comme le musicien allemand par excellence n'a pas grand chose en commun avec les compositeurs de cette nation. Toute sa vie aura consacré cette trajectoire si singulière qui lui fait traverser les formes pour les déborder de l'intérieur. Non pas, comme on le dit trop souvent, pour les faire éclater, mais pour les gorger de quelque chose qui les déforme, qui les agrandit, qui pousse les possibilités de celles-ci jusqu'au point où la forme se reforme autrement, transfigurée. Il ne brise pas ces formes, il leur donne simplement la chance accueillir la matière sonore qui jaillit en lui. Les silences de Beethoven ne sont pas, ou pas seulement, des signaux dramatiques, des gestes, des ponctuations, ils sont aussi l'occasion, pour la mémoire de l'auditeur (et de l'interprète), de se rassembler, de se reprendre, de réinterpréter ce qu'elle vient d'enregistrer et de redonner au temps une impulsion nouvelle, de le charger autrement (au sens électrique du terme). Wagner parlait à propos de Beethoven de "surdité bienfaisante", car il pensait que son handicap l'avait en quelque sorte préservé des modes musicales de son époque. C'est sans doute en partie vrai, mais je crois que Beethoven avait en lui, de toute éternité, cette volonté farouche d'aller au plus profond de lui, jusqu'au silence, et qu'il savait, qu'il a toujours su comment il devait s'y prendre pour ne pas entendre ce qu'il ne lui fallait pas entendre.

Quand on écoute l'adagio sostenuto de l'opus 106, on entend que le silence est partout. Il est avec la musique, avec la matière sonore, il ne s'oppose pas au son, il est l'intérieur du son, il l'emplit, il ralentit la musique qui a besoin d'un temps extraordinaire pour se déployer, chaque note étant doublée de son poids de silence. Aller quelque part ? Comme c'est bête, semble nous dire cette musique ! Non, il faut rester. Revenir, repasser sur ses traces, ressusciter à soi-même, hors de la séduction, de l'attrait sonore, creuser sur place… Tout le contraire du bel canto. Pas de psychologie. Juste soi et l'abîme. Sans possibilité de lui échapper…

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