lundi 7 juillet 2014

Maurizio Pollini




Il n'y a pas "d'actualité Pollini", il n'y a jamais "d'actualité Pollini", parce que Pollini, depuis cinquante ans, est toujours d'actualité. Maurizio Pollini a soixante-dix ans aujourd'hui, et, depuis que j'ai écouté ses études de Chopin, au début des années soixante-dix, je n'ai cessé de l'aimer, de l'écouter, de l'aimer encore, et toujours plus. S'il n'y en avait qu'un, je veux dire un pianiste, un seul, ce serait lui, et personne d'autre. C'est lui, et personne d'autre, qui nous permettait, étudiants pauvres, de nous retrouver au premier rang du Théâtre des Champs-Élysées, à Paris, pour l'écouter jouer les dernières sonates de Beethoven, parce que son programme, où figuraient les Variations opus 27 de Webern, à moins que ça ne soit la deuxième sonate de Boulez, avait fait fuir les dames en fourrures à l'entracte. C'est lui, et personne d'autre, qui nous a fait aimer Chopin de nouveau, parce que nous entendions subitement le classique à travers le romantique, qui nous a fait comprendre que Chopin, comme disait mon maître, était "une grosse tête", c'est-à-dire, traduit du mauvais français de mon Argentin de professeur, qu'il était un "vrai" compositeur, et un compositeur hors-pair (comme le démontrent suffisamment les études, entre autre) et pas un pianiste "pour vieilles tantes" un peu alcooliques. C'est lui qui nous a montré, tout naturellement, la filiation Beethoven-Webern-Boulez. C'est lui qui allie à des doigts d'acier un cerveau de musicien (et quel musicien!), c'est lui qui joue Bartok, Stockhausen et Schumann et tous les autres avec un respect profond pour les penseurs et pour les hommes qu'ils étaient, c'est lui, le géant, qui se fait tout petit devant les partitions, qui jamais ne se permettra un trait ébouriffant qui n'est pas dans la musique, pour plaire à son public, c'est lui qui, bien plus que tous les autres, pourrait faire le pianiste, quand l'honnêteté scrupuleuse qui est la sienne le cantonne à être l'interprète des compositeurs, c'est lui, et personne d'autre, qui est toujours, toujours, toujours habité par la musique, et qui la place au plus haut degré de la pensée humaine.

Je me souviens d'une bagatelle (la 3e de l'opus 126), que je découvrais sous ses doigts (un bis), comme un diamant brut, un diamant noir, plus profond que le désespoir, comme une irréelle résonance des Variations Diabelli qu'il avait jouées plus tôt, comme le mouvement oublié (par Beethoven) d'une des dernières sonates. Le silence, quand il s'est arrêté… Pas d'applaudissements, nous étions tétanisés, sur le bord des sièges. C'est ça, la musique ?

Son autorité, son humilité, sa fraternité, sa simplicité. Pollini n'est ni loin de nous ni proche de nous, il est celui qui ouvre la porte sur le Mystère. Aucun compromis, aucune complaisance, aucune pose. Il sait le faire, il le fait.

Je me souviens de lui, arrivant dans son appartement parisien, à minuit, en été, et se mettant au piano, pour jouer la Sonate en si mineur de Liszt, d'une traite, avant de fumer une cigarette, en regardant au dehors, seul, silencieux. Il devait la jouer deux jours plus tard à Pleyel.

Pas une star, Pollini, pas un pianiste qui fait rêver, pas un de ces musiciens qui défraient la chronique, dont les excentricités et les manies sont connues de tous, dont on parle dans la blogosphère. Même son ami Abbado, à côté de lui, aurait presque un petit côté hollywoodien. Le bon artisan, sage, consciencieux, patient dans le labeur, ne se prenant par pour autre que ce qu'il est et qui sait que la musique est l'affaire de toute une vie, quand ce n'est pas de plusieurs. On se demande, il m'arrive de me demander pourquoi, finalement, il est si précieux, si cher à mon cœur, absolument irremplaçable. Ni Horowitz, ni Argerich, ni Michelangeli, ni Richter, ni Gould, ni Cortot, ni Rubinstein, ni Perahia, ni Gilels, ni Lupu, ni Gieseking, ni Fischer, ni Brendel, ni même Kempff, peut-être, n'ont la largeur de palette que possède Pollini, n'ont cette force, cette plénitude, cette science, cet instinct, cette pudeur naturelle, cette musicalité qui doit tout au compositeur et très peu à l'interprète. Chacun des pianistes que j'ai cités a une personnalité, des dons, des fulgurances, une technique, une sonorité, une pensée, qui, ici ou là, ont produit des merveilles absolues, indépassables, il n'est pas question de leur retirer quoi que ce soit, il leur est même arrivé d'avoir du génie, mais Pollini, ni spécialiste, ni monstre, ni virtuose étincelant et fragile, ni animal de cirque, ni démiurge, me semble avoir atteint à d'autres rivages, qui sont ceux de l'art pur. Le seul pianiste du passé auquel par certains aspects il me fait penser est Wilhelm Backhaus, peut-être pour sa science innée de la construction et du discours, pour cette impression qu'on a, à les écouter, d'être cette force qui creuse, ce fleuve qui coule en élargissant notre âme, en lui annexant de plus en plus de territoires.

Pollini est un vrai musicien, mais c'est aussi, et à parts égales, vraiment un pianiste. Je pense que c'est cet équilibre finalement très rare qui se fait entendre, et voir, quand on a la chance d'assister à l'un des concerts de ce bouillant capricorne. Il y a chez lui un classicisme qui me ravit, qui me comble au-delà de ce que je suis capable d'exprimer. J'ai eu au cours de ma vie de multiples amours pianistiques, certaines étaient des passions, des révélations, des rencontres d'une nuit. Avec lui, ça fait quarante ans que ça dure, sans un nuage. Ça ne s'explique pas.