jeudi 3 juillet 2014

Même si elle ne sait manifestement pas lire, notre époque n'ignore pas que la littérature est son ennemie


Le nom de Céline appartient à la littérature, c'est-à-dire à l'histoire de la liberté. Parvenir à l'en expulser, afin de le confondre tout entier avec l'histoire de l'antisémitisme, et ne plus le rendre inoubliable que par là, est le travail particulier de notre époque, tant il est vrai que celle-ci, désormais, veut ignorer de que l'Histoire était cette somme d'erreurs considérables qui s'appellent la vie, et se berce de l'illusion que l'on peut supprimer l'erreur sans supprimer la vie. Et, en fin de compte, ce n'est pas seulement Céline qui sera liquidé, mais aussi, de proche en proche, toute la littérature, et jusqu'au souvenir même de la liberté. Ce livre a été composé entre octobre 1979 et février 1980 ; une préface lui a été adjointe en mars 1981 ; il a été publié pour la première fois par les éditions du Seuil durant le troisième trimestre de la même année : du simple rappel de ces dates, on pourra conclure qu'il s'agissait d'un autre monde ; et qu'il était encore possible avec une relative sérénité sur quelqu'un qui s'est aussi monstrueusement trompé que l'auteur du Voyage au bout de la nuit et de Bagatelles pour un massacre. C'est que l'on pouvait encore s'imaginer, il y a une vingtaine d'années, que l'Histoire se poursuivait. De celle-ci, on apercevait les anciens conflits, et la poussière qu'ils avaient naguère soulevée. Il n'en restait plus déjà que la poussière, mais elle n'était pas encore tout à fait retombée. Elle dissimulait, en tout cas, les silhouettes des cafards professionnels qui attendaient leur heure pour tout subjuguer. Il demeurait encore possible d'essayer de descendre, aussi profondément que faire se peut, dans l'expérience d'un grand écrivain, de saisir son œuvre pour ainsi dire in statu nascendi, de voir comment celle-ci s'était formée, développée, accrue, comment elle avait répondu à l'époque jusques et y compris dans ses crimes les plus noirs. La condamnation morale, pas davantage qu'aujourd'hui, n'était escamotée, contrairement à ce que voudraient faire croire tant de barbouilleurs de vertu et tant de vigilants de nos temps post-réels ; mais elle relevait, en somme, tellement du bon sens, que l'on pouvait, l'ayant affirmée, continuer à travailler. Son génie ne valait pas davantage absolution qu'aujourd'hui. La barbarie Il aurait été indécent de penser à Voyage ou à Guignol's Band autrement qu'à travers Bagatelles ou l'École ; mais ç'aurait été une autre barbarie, une barbarie anti-littéraire, que de penser Bagatelles ou l'École isolément du Voyage et de Guignol's Band ; ou encore de rabattre ceux-ci sur ceux-là afin de ne plus rien penser du tout, mais de pousser cette clameur perpétuelle de la belle âme où s'entend tout le nihilisme réactif de notre temps. Céline avait fait sur cette terre sa damnation comme d'autres font leur salut. Ce phénomène pouvait mériter encore d'être interrogé. L'interrogation elle-même n'était pas encore criminalisée. Cette cause-là, comme les autres, n'était pas encore tout à fait entendue. C'est aussi que l'humanité d'alors n'était pas non plus cette population ignominieuse et innocente que l'on peut voir filer sur des roulettes dans des villes effroyablement rajeunies livrées à une ambiance musicale sous laquelle toute velléité de pensée critique est écrasée dans l'œuf. Les villes elles-mêmes, en ce temps-là, pourtant si proche, se connaissaient d'autres raisons d'être que de s'ouvrir sur l'extérieur, chercher le décloisonnement, développer leur tissu culturel et réussir leur mutation afin de continuer à aller de l'avant, c'est-à-dire parfaire leur liquidation. L'instabilité et le déracinement n'était pas encore tout à fait les commandements essentiels d'une société qui ne sait plus rien faire d'autre que de brasser en tous sens des populations de touristes hébétés. L'âge adulte n'avait pas encore tout à fait quitté l'âge adulte, il n'avait pas tout à fait regagné le paradis de l'enfance ; et les cyberenfants n'étaient pas encore tout à fait devenus sacrés dans le temps où ils devenaient si antipathiques. L'humanité, qui n'avait pas achevé de divorcer joyeusement du péché originel, se sentait quelques vagues complicités avec l'univers concret et la séparation des sexes. Les vivants de ces temps-là pouvaient ne pas se considérer comme étrangers à l'Erreur par laquelle se fait l'Histoire. Autant dire qu'ils n'avaient pas encore entièrement quitté celle-ci pour aller interroger leur boîtes vocales au milieu des rues vidéosurveillées, ou avoir des relations authentiques sur des forums de discussion. Certes, trois ou quatre mois avant la parution de ce livre, en mai 1981, le funèbre Mitterrand était entré à l'Élysée ; et ce Mitterrand n'était rien d'autre que le cheval de Troie à l'intérieur duquel était montée la génération de 1968, qui n'avait fait sa "révolution" que pour prendre le pouvoir au nom de valeurs plus destructrices que celles qu'elle disait avoir abattues alors qu'elles n'étaient déjà plus que des épouvantails. Faute d'exercer encore le contrôle de tout, cette génération ne devait cesser, dans les années suivantes, de lancer des appels à la liberté et à la tolérance ; et l'on sait que ces sortes d'appels ne sont adressés par les faibles aux plus forts que jusqu'à ce que les faibles se retrouvent en position de force ; après quoi ils imposent leurs lois scélérates, organisent leur police et font régner leurs dieux ; sans jamais toutefois, dans ce cas précis, abandonner la rhétorique de la liberté et de la tolérance, aux noms desquelles sont désormais votées ces lois scélérates. 

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L'humanité, pour le dire d'une autre façon, n'avait pas encore si furieusement qu'aujourd'hui substitué le Bien au Bien-et-Mal. Elle n'avait pas encore troqué le principe d'incertitude contre le principe de précaution. Le principe d'identité, quant à lui, n'avait pas encore dévoré tout à fait le principe de contradiction. L'humanité n'était pas tout à fait retombée en enfance. Il lui arrivait de pouvoir supporter sans trépigner sur place l'exposé de quelques situations ambiguës, le développement de quelques vérités boiteuses et dont on lui disait qu'elles le resteraient, et même qu'elles n'était vérités que parce qu'elles étaient boiteuses. L'humanité de ce temps-là ne faisait pas régner à tout propos la terreur victimophile. Elle n'avait pas encore cette assurance de qui a le vent de la modernité dans les voiles quand il s'indigne que le partage des tâches domestiques est encore si monstrueusement inégalitaire, ou quand il donne vaillamment l'alerte sur le réseau parce qu'une esquisse de dérive pédophile, l'ébauche d'un dérapage machiste, homophobe ou xénophobe, font mine de se profiler à l'horizon. Et la terreur de passer pour un ringard n'était pas devenue l'unique grande peur de l'an 2000. On trouvait parfois à s'occuper, en ce temps-là, à autre chose qu'à chasser le négatif des têtes, à nettoyer les écuries d'Augias de l'Histoire passée, à blanchir ce qui peut l'être et à effacer des mémoire ce qui ne pourra décidément pas être blanchi. L'absurdité, le non-sens, la cohabitation chaotique du crime et de l'art, de la plus touchante humanité et de l'inhumanité irréparable, du racisme et du génie, les tâtonnements dangereux, l'aberration, les tortuosités de la dialectique : rien de tout cela n'était devenu si étranger qu'aujourd'hui à la presque totalité de l'humanité. C'est dire aussi que cette humanité n'était pas devenue étrangère à la littérature. 

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J'appelle étrangère à la littérature toute personne qui ne sait pas que l'homme, dans les nouvelles conditions d'existence, est un plagiat pour l'homme. 

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En évoquant ces temps lointains, j'ai l'air de les regretter : mais c'est, encore une fois, que le Bien ne refusait pas tout à fait d'avoir le Mal perpétuellement en travers de la gorge. Et je ne parle pas de la volonté concrète de faire le mal, mais de ce Mal, originel et personnel, dont les hommes ont estimé durant des siècles qu'il se trouvait là, à côté du Bien, et qu'il s'y trouverait aussi longtemps qu'eux-mêmes dureraient. Je parle de ce Mal que la civilisation chrétienne avait appelé péché, et avec lequel elle s'était d'autant plus habituée à cohabiter que le pardon en était inséparable et que les forces de la Lumière, sous le nom de rédemption, étaient tout de même destinées à en triompher. Plus généralement, je parle de ce Mal qui, sous le nom de dogme du péché originel, entretenait avec le genre humain une intimité qui semblait devoir subsister autant que le genre humain lui-même. Ce genre humain n'avait pas peur de l'Erreur parce qu'il n'en était pas encore séparé de manière radicale. Il ne s'était pas encore séparé non plus de cette culpabilité irrationnelle, de cette honte, de cette anxiété, de cette confusion, de cette frénésie clownesque et tragique que l'on voit hanter les personnages des romans de Céline, comme elles hantaient les vivants du long temps historique aujourd'hui révolu, et que toutes les prides, toutes les parades, toutes les affirmations du moi rendent désormais incompréhensibles. Le genre humain ne s'était pas encore si éloigné de cette atmosphère d'étroitesse, de pauvreté, d'appartements qui sentent le chou, de crises économiques en suspens, de brume, de froid, de personnages en proie à divers marasmes et d'immense tristesse que l'on voit traîner sans fin à travers les romans de Céline comme à travers ceux de tant d'autres écrivains avant notre époque radieuse. Le genre humain pouvait encore comprendre quelque chose à la désolation, qui est au cœur de la bouffonnerie et de la féerie. Il pouvait aussi comprendre quelque chose à l'art du roman. 

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L'humanité d'alors ne paraissait point si méprisable que maintenant. Il était donc encore possible de s'occuper d'autre chose que de cracher dessus. N'importe quelle personne illettrée d'il y a deux décennies était plus proche du trouble infini dont naît toute littérature, donc toute liberté, qu'un auditeur cultivé, depuis, par l'infatigable Pivot (et c'est bien entendu pour l'éloigner à jamais de la littérature qu'on l'a cultivé). Le genre humain ne s'était pas non plus, et corrélativement, séparé tout à fait du rire, de cette hilarité elle-même honteuse et radieuse dont l'incongruité est incompatible avec l'Empire de l'innocence où la nouvelle humanité a élu domicile. Si le rire est toujours plus ou moins né, essentiellement, du spectacle d'une chute imprévisible, il est certain que quelque chose de fondamental le reliait au premier cassage de gueule de l'histoire humaine, celui de la Chute précisément, de la grande Chute biblique consécutive à l'ambition d'Adam et d'Ève de devenir "comme des dieux". C'est ce souvenir aussi que fait lever n'importe quelle phrase comique de Rabelais ou de Molière ; et c'est ce souvenir encore que réveille Céline, qui nous par-dessus le marché complices d'un rire d'autant plus effrayant que celui-ci nous attend même parfois au détour de ses pages les plus sacrificielles. Et c'est alors également, même s'il ne le sait pas, qu'il a le plus partie liée avec l'esprit biblique, dont nous vient encore un peu de cette confusion archaïque dont le nom est liberté. Et c'est bien sûr pour supprimer une bonne fois cette confusion archaïque et biblique que Céline, d'abord, doit être anéanti ; avant que la majeure partie de la littérature ne le soit aussi. Qui, devenu comme un dieu, et ne cessant d'en proclamer la fierté, supporterait de se voir rappeler à tout bout de champ, par le biais du rire, d'humiliant souvenirs d'ancêtres en pleine dégringolade originelle et fondatrice ? Ce temps présent, qui ne veut même plus faire l'effort de sauvegarder la mémoire de ses anciennes singularités, qui ne veut plus traîner, sans savoir qu'en faire, le boulet de l'Histoire passée, et qui souhaite s'en débarrasser dans les meilleurs délais pour consacrer son temps libre à des cours de bricolage, de décentralisation, de multiethnisme, de conceptisme, de trapèze et d'accélération des embellissements, a suscité toute une catégorie de spécialistes chargés de dresser jour et nuit le panégyrique de changements si détestables, et empêcher d'abord que l'on se demande en quoi ces changements étaient à ce point nécessaires (il est vrai que ce n'est pas lorsque quelqu'un s'est suicidé qu'il est temps d'aller lui demander ses raisons : il fallait le faire avant). Certes, notre époque réserve une petite place aux écrivains. En ce qui concerne la France, ceux-ci, pour être admis, doivent avoir œuvré à l'extension des valeurs du progrès, de la justice, de la transparence et de l'égalité. Ce qui épargne Voltaire, Hugo, Zola, Sartre ou Camus, et personne d'autre ; mais, bien entendu, pas Céline ; et sans doute, à d'autres titres, ni Baudelaire, ni Sade, ni Bossuet, ni Flaubert, ni Bloy, ni Saint-Simon, ni Balzac, ni Proust, ni Chateaubriand, ni beaucoup d'autres encore ; et en fin de compte, peut-être, même pas Voltaire, Hugo, Zola, Sartre ou Camus, dans la tête desquels il sera toujours possible, en cherchant bien, de trouver des poux d'un ordre ou d'un autre, autrement dit ce qu'ils appellent des dérapages. Même si elle ne sait manifestement pas lire, notre époque n'ignore pas que la littérature est son ennemie. Quand les peuples de presque partout ne sont occupés qu'à l'art d'en finir, ce qui pourrait freiner ce processus doit être rejeté. « Indiquer les désastres produits par les changements des mœurs est la seule mission des livres », affirmait Balzac avec énergie : c'est la raison fondamentale pour laquelle la littérature ne peut faire bon ménage avec notre temps qu'à condition de ne laisser monter sur les podiums que des théories de caniches savants, de levrettes écrivantes, de pit-bulls graphomanes et de chows-chows lyriques, tous bien peignés, rebelles et pomponnés.

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Elle [la nouvelle humanité] s'en trouve si bien qu'elle regarde comme coupables, à des titres divers, et selon les valeurs considérées comme irréversibles de notre temps, la plupart des grands hommes des siècles passés : celui-ci fut machiste, cet autre xénophobe ; celui-là harceleur et cet autre homophobe ; et cela suffit pour que, faute de les châtier physiquement, on conseille avec ardeur de les retirer des bibliothèques et des mémoires. Il ne fallut que peu de temps, au début de notre ère, pour que soient presque totalement détruits les écrits des derniers païens qui se dressaient contre la religion chrétienne naissante. Dès le Ve siècle, des copistes bien endoctrinés déclarèrent qu'ils refusaient désormais de transcrire les "aboiements" de ces chiens. Et lorsqu'ils ne paraissaient encore pas suffisamment convaincus, les nouvelles autorités savaient les dissuader en les menaçant, par exemple, de leur couper les mains s'ils perpétuaient de tels écrits. Il est d'ores et déjà possible, face à la civilisation hyperfestive qui se met en place (et qui est aussi, à sa manière répugnante, une sorte de religion), d'écrire que toute la littérature du passé, même très proche, dans la mesure où celle-ci procède depuis toujours des Lumières (sarcasme, rire, libre examen, irresponsabilité, réalisme critique, etc.), forme un bloc ennemi qu'elle n'aura de cesse d'anéantir. C'est dans ces conditions que Céline, et Céline au premier chef, parce qu'il est déjà le seul, parmi les écrivains devenus des "classiques", dont il ne peut exister d'Œuvres complètes, doit également être effacé le premier. Les autres viendront ensuite, mais il serait futile de douter qu'ils ne passent pas eux aussi à cette moulinette persécutrice et purificatrice. L'opinion réformée ne veut plus du tout supporter, chez aucun écrivain, la cohabitation de "vérités" multiples et incompatibles. 

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(Extraits de la seconde préface de Philippe Muray à son Céline)