À la fin du concert dans lequel était donnée pour la première fois la neuvième symphonie de Beethoven, l'ovation fut délirante : toute la salle était debout. Comme Beethoven se tenait à côté du chef Umlauf (car sa surdité l'empêchait de diriger), le dos tourné à la salle, "Caroline Unger, qui avait chanté la partie d'alto, eut la présence d'esprit d'amener le maître sur le devant de la scène et de lui faire remarquer les cris de joie de la foule agitant chapeaux et mouchoirs. Il remercia en s'inclinant. Ce fut le signal d'une explosion de joie inouïe, qui ne cessa qu'au bout d'un long temps d'acclamations de gratitude pour le haut plaisir qu'on venait d'éprouver" (rapporté par Schindler). Sa symphonie achevée, en 1824, le compositeur s'adresse à la Société des Amis de la musique de Vienne pour la faire exécuter. Recevant une réponse négative, il sollicite les Berlinois qui se montrent beaucoup plus enthousiastes. Alors les admirateurs viennois, inquiets des bruits qui commençaient à circuler, lui adressent cette lettre : « Nous vous supplions d'épargner cette honte à la capitale et de ne pas permettre que les nouveaux chefs-d'œuvre sortent du lieu de leur naissance avant d'être appréciés par les nombreux admirateurs de l'art national (…) » Nous vous supplions d'épargner cette honte… Il faut relire ces quelques mots plusieurs fois pour bien mesurer le chemin parcouru jusqu'à nous ! Changez les noms, plaquez la situation et l'événement sur la France actuelle et vous mesurerez pleinement la profonde décadence (il ne faut pas avoir peur de ce mot, il est presque euphémistique) dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui. Un art national ? Bigre ! Ces Allemands, tout de même ! Voilà donc qu'elle était leur fierté nationale : la musique de Ludwig van Beethoven !? Évidemment, on est loin de la Gay Pride…
J'ai passé ma vie à éviter la Neuvième. La Neuvième est la symphonie que je ne peux pas écouter. Je mets le début, et j'arrête le disque très vite. C'est de la faute de Wilhelm Furtwängler. Il y a une vingtaine d'années, j'ai acheté un disque où il interprétait cette symphonie, je ne sais même plus avec quel orchestre, peut-être celui de Bayreuth mais ce n'est pas certain. J'ai mis le disque dans la platine, et au bout de quelques minutes j'ai dû arrêter ça. La souffrance était trop grande. Quand on me demande pourquoi je suis devenu musicien, je réponds en général que c'est pour les filles, mais la vraie réponse est liée à cette question de la douleur. Depuis tout petit, depuis que j'ai été en âge de choisir la musique que je voulais écouter, je me suis rendu compte qu'elle était source d'une souffrance presque impossible à supporter. Je ne sais pas d'où ça vient, je n'en ai aucune idée, mais c'est atroce. Toutes les musiques auxquelles je tiens vraiment me font affreusement mal, quand elles sont jouées comme je le désire. Très jeune j'avais une passion pour les valses de Chopin, et quand j'ai commencé à en travailler une au piano (la la mineur), j'ai compris. La douleur s'estompait, je pouvais la tenir à distance, je pouvais la maîtriser. Grâce à la partition. Grâce à la partition, et aussi au travail, à la vertu de la répétition. Entrer au cœur de la musique, c'est aussi, d'une certaine manière, s'en éloigner. Heureusement ! La partition permet de faire un détour, d'entrer par une autre porte, de ne pas se prendre la chose en pleine figure quand on entre à l'intérieur de cette chose incommensurable qu'est une grande musique. La partition, et donc l'instrument, qui tient la chose à distance. On la manipule avec un instrument, c'est un peu comme si l'on avait des gants pour ne pas se brûler. Parfois on ne sent plus rien du tout. On en arrive à se demander pourquoi on aime cette œuvre tant que ça, on en arrive à la trouver presque vulgaire, tellement on la connaît, tellement on l'a fréquentée, encore ce visage, ce matin, au réveil, comme la femme avec qui on dort, année après année. Il vaut mieux mettre un pyjama, au bout de quelque temps, c'est plus sûr, ou faire chambre à part. La chance du musicien est que les amantes sont légion, aucun risque de ce côté là, c'est inépuisable, la vie entière ne suffit pas à faire le tour de toutes ces maîtresses merveilleuses.
Mais ce n'est pas si simple. Plus on s'éloigne du centre de la douleur, plus celle-là insiste, monte en température, prend des formes insidieuses, s'infiltre dans la roche, là où elle n'a semble-t-il aucune raison de se trouver, et, un beau jour, alors que vous remettez le disque dans le lecteur, ou même pas, elle vous saute sur le râble, sans prévenir. La Neuvième de Beethoven est l'un de ces disques maudits, que je ne connais que trop bien, alors que peut-être je ne l'ai jamais écouté en entier, et d'ailleurs, ironie de l'histoire, au moment où je veux retenter l'expérience, je m'aperçois qu'il m'en manque un morceau. Comme si la symphonie s'était amputée elle-même par égard pour moi.
Furtwängler est le Chef des chefs. Oh, je suis tout à fait capable de repérer les défauts de ses interprétations, quand il y en a — et il y en a, Dieu sait ! –, mais personne au monde ne procure ces émotions, personne au monde n'incarne la musique, à ce point, de cette façon, personne. On connaît l'anecdote : le timbalier de la Philharmonie de Berlin, qui s'ennuie un peu durant les répétitions des symphonies de Beethoven, a sous les yeux la partition, je veux dire la partition de l'orchestre, et non, comme c'est d'usage, seulement sa "partie". Il aime suivre la musique des yeux, voir en même temps qu'entendre ce que jouent ses collègues. Ils sont en train de répéter une symphonie, et c'est l'assistant qui dirige la répétition. Tout à coup, le son de l'orchestre change radicalement, se transforme, le plomb se mue en or. Étonné, ne comprenant pas ce qui se passe, il lève les yeux de la partition. Là, il comprend : Furtwängler est là, sur le seuil, à la porte, il écoute la répétition qu'il a déléguée à son assistant. Il ne fait qu'écouter. Mais ça suffit. Son corps est là, parmi ses musiciens, et cela suffit à ce que le son de l'orchestre se transforme radicalement. C'est bien d'une opération alchimique qu'il s'agit. Il est des musiciens, comme ça, qui portent la musique en eux, dans leur corps ; ils n'ont même pas besoin de la faire, ils sont la musique. Un chef comme Furtwängler ne dirige pas la musique, ou pas seulement, ou si peu, il l'incarne. La musique passe de son corps dans le corps de l'orchestre, dans ceux des musiciens, depuis le premier violon jusqu'au timbalier. Quand ils jouent Beethoven, Wagner, Bruckner, avec le Maestro Furtwängler, ils savent qu'ils sont avec Beethoven, Wagner, Bruckner, ça s'entend, chacun d'entre ces musiciens le sait, le sent, chacune des notes que joue le timbalier est habitée, dictée par le compositeur, à ce moment-là. Ils ne jouent pas, ces musiciens, ils se laissent jouer, ils se laissent traverser par la musique, et Furtwängler est celui qui permet ce passage.
Un des plus beaux disques de ma discothèque est le Tristan de Furtwängler, en 1953. Jamais je n'ai entendu un son plus beau. 1953 ! On voit que la technique est peu de chose. En même temps, quelle merveille de se dire qu'elle est capable, cette technique, de laisser passer ça ! De permettre à ça d'arriver jusqu'à nous. Je n'étais pas né, en 1953. Aucune chance que je puisse assister à un concert dirigé par Furtwängler. Je ne sais que peu de choses sur l'homme Furtwängler, mais je sais qu'il comprendrait de quoi je parle quand j'évoque cette douleur qui est le feu de la musique. J'ai parlé plus haut d'incarnation et d'alchimie. Ces mots ont été tellement galvaudés qu'on ne les entend plus dans leur sens véritable. J'ai une passion pour Abbado, que je considère comme un chef extraordinaire, un de ces musiciens trop rares qui aiment vraiment la musique, qui ont le don, c'est-à-dire cette oreille intérieure infaillible. Mais Abbado reste un chef : il dirige Beethoven, Mahler, Verdi, à la perfection. Mais il n'est pas Beethoven, même si sa technique (véritablement merveilleuse) est infiniment supérieure à celle de Furtwängler, même si ses musiciens jouent extraordinairement bien, sous sa direction. L'alchimie n'est pas un vain mot, l'incarnation non plus. Tout à coup, dans la musique, une porte s'ouvre : et c'est un gouffre, une faille sans fond, un monde plus réel que le monde de tous les jours. Beethoven est un expert dans ce genre de choses : ses mélodies vous prennent par surprise, elles n'ont rien de tellement mélodique, justement, précisément parce qu'elles sont la mélodie elle-même, c'est-à-dire l'autre monde qui affleure. Quand j'écoute les longues phrases ondulantes de l'Adagio molto e cantabile de la Neuvième, je ne suis plus là. Beethoven n'essaie jamais de faire une jolie mélodie (il détestait Rossini), il se laisse conduire là où il doit aller. On ressent ses courbes, comme lorsqu'on se trouve dans un train qui aborde un large virage à grande vitesse, c'est une force lente, majestueuse, éblouissante, qui vous déporte, qui vous fait sortir de votre corps, qui fait sortir le temps de ses gonds, qui fait sortir le chant de vous, par nécessité, pour devenir autre, le temps qu'elle vous tient, cette force. Nous avons besoin de ces musiciens là pour entrevoir l'autre monde, pour savoir qu'il est possible d'y accéder, c'est réellement une expérience alchimique. Tous les tissus du corps sont portés à haute température, et cette porte s'ouvre alors : le Paradis existe bien, mais il se paie au prix d'un douleur si intense, si irradiante, si profonde, que la plupart referme la porte, car c'est terrifiant.
J'ai eu quelquefois cette sensation, caressant la peau d'une femme aimée, que son sang n'était plus du sang, mais du mercure, que sa chair avait acquis une densité particulière, bien supérieure, unique, parfaite. Je parle bien de la densité, et pas du poids. Les mélodies ont aussi une densité particulière, qui leur est sans doute conférée par l'harmonie qui les sous-tend, comme la densité de la peau d'une femme est tendue par son âme. Il y a des chairs rossiniennes et des chairs beethovéniennes. Je ne peux pas tomber amoureux d'une femme qui ne croit pas en Dieu. Je ne peux pas tomber amoureux d'une femme qui n'aime pas Beethoven, dont le ventre ne porte pas les traces (même légères, surtout légères) de cette douleur aussi intense que cachée, pour qui les mots de "paradis perdu" n'ont pas un sens extrêmement concret et qui ordonne toute une vie. Il n'y a que chez Beethoven que j'ai jusqu'à présent trouvé cette douleur immémoriale transmuée en courbes mélodiques : la douleur d'être homme dans un monde fait pour les dieux, d'y être abandonné. Toujours, le critère est la vérité. Quand Beethoven cherche un thème, une mélodie, c'est la vérité qu'il cherche, et Dieu sait qu'il a cherché, qu'il s'est donné du mal ! Comme un sculpteur qui retranche de la matière pour parvenir à la vérité de la forme, Beethoven a enlevé, soustrait, effacé, inlassablement, il a ôté le décor de ses thèmes, la peau de ses mélodies, il a creusé, toujours plus profond, jusqu'à atteindre l'âme, l'âme qui n'a besoin de rien pour que sa beauté soit. Les mélodies de Beethoven ne font jamais les malines, elles ne virevoltent pas, ne vous en mettent pas plein la vue, elles creusent en vous, et une fois qu'elles ont pénétré en vous, c'est fini, vous ne pourrez plus jamais vous en débarrasser, elles vous habitent pour toujours. Vous ne les porterez pas pour sortir, vous ne les montrerez à personne, vous ne pourrez pas les offrir, elles sont intransmissibles, intraduisibles. Mais vous êtes autre, désormais, et quand vous posez la main sur autrui, ce quelque chose se sent, le feu ne s'éteindra pas, c'est l'âme qui est touchée, et c'est éternel.
Il y a quelque temps, j'ai acheté un petit livre rose, intitulé Pussy Portraits, de Frannie Adams. C'est un livre absolument passionnant, même si sa réalisation laisse à désirer : les photographies sont moches. C'est dommage, mais ça n'enlève rien à l'expérience. Il s'agit de montrer deux parties du corps d'une femme : son visage, sur la page de gauche, et son sexe, sur la page de droite, le tout en pleine page, sans aucun commentaire. C'est saisissant ! Je m'attendais à la discrépance, à la dissonance, même légère. En cela j'étais prévenu par le film de Jean Eustache, une Sale Histoire. Eh bien pas du tout. Une parfaite convergence au contraire, une très grande cohérence. À chaque fois, on reconnaît dans la vulve le visage de la femme en question et dans sa figure son con. Je ne l'aurais jamais cru si on me l'avait dit, mais je dois me rendre à l'évidence. Vous pouvez ricaner tant que vous voulez, mais voir le sexe d'une femme à côté de son visage, c'est voir son âme, cette âme qui se trouve quelque part à mi-chemin entre les deux. Les deux parties du corps s'éclairent l'une l'autre, c'est comme une clef qui vient s'emboîter miraculeusement dans une serrure. Comme le dirait Jean Genêt, c'est le miracle de la rose. Il faut écouter, savoir entendre, être là quand se produit l'éclosion de cette tautologie ultime, quand le diaphragme s'ouvre, il faut laisser la chose résonner en soi comme la note inouïe qu'elle est, dire "oui". Tant qu'on n'a pas connu ça, on ne sait pas poser la main sur une femme, je veux dire poser la main sur elle comme le violoniste pose l'archet sur la corde de son instrument. On peut bien s'épuiser à la regarder sous toutes les coutures, la toucher partout, ça ne sert à rien, on ne sait pas en jouer, on ignore en quelle tonalité elle chante, et sans doute ne le veut on même pas. La plupart des hommes n'ont même pas conscience de ce qu'ils font quand ils touchent une femme : ils cherchent les boutons sur lesquels appuyer pour produire les résultats auxquels on leur a dit qu'ils pouvaient prétendre, s'ils sont bien constitués, s'ils sont normaux. Le fameux "point G" est l'ultime avatar de cette manière de concevoir les corps humains et leur rencontre. À cette pointe "en sol", on nous permettra de préférer, et mille fois, le sourire en sol dièse de la duchesse de Guermantes, à tous les amateurs de contre-ut à la fraise, nous dirons que nous préférons l'esprit qui souffle partout, et de préférence là où ils ne l'attendent pas, oui, là, au creux des aisselles, ici, au-dessus des fesses, ou sous ce pied ou à la surface frémissante de ce ventre, car tout est altération, nuance, dièse, bémol, bécarre, tout est dans la force rentrée de ces courbes, dans la résistance élastique de cette peau, dans l'apnée mélodique de ce souffle, dans la retenue légère de ce geste, tous les timbres de l'orchestre bien sûr vont se faire entendre, toutes les couleurs, mais tout de même, surtout le quatuor, surtout les cordes, surtout la large mélodie qui coule comme un fleuve, qui prend son temps, qui fait ressembler l'épiderme à un linceul d'une finesse impossible, qui allume tous les foyers de la bonne tempête d'odeurs qui tient le monde en équilibre même par-dessus l'abîme.
On retrouve son génie mélodique dans la sonate "Hammerklavier", dans son mouvement lent, l'Adagio sostenuto halluciné. Je ne connais pas de plus grande page dans toute la musique, quand elle est jouée par Emil Gilels dans son enregistrement réalisé à la Deutsche Grammophon en 1983. Ludwig van Beethoven a cherché toute sa vie, il ne s'est jamais arrêté, il n'a jamais été satisfait, il était en chemin, et les trente deux sonates pour piano sont certainement un des plus grands chefs-d'œuvre de tous les temps, qui retrace toute une vie de création, si ce mot peut encore avoir un sens aujourd'hui. Bien sûr, on pourrait ajouter légitimement les seize quatuors et les neuf symphonies à cette grandiose trajectoire artistique, unique entre toutes. Mais les sonates pour piano, auxquelles il faut ajouter les bagatelles et les séries de variations, ont cette particularité d'être le journal intime de Beethoven, le journal de toute une vie, et son laboratoire. Cependant, là il s'agit d'autre chose. Dans cet adagio, le géant ne projette pas son ardeur et son désespoir vers le ciel, et s'il construit, car c'est son destin, c'est paradoxalement en trébuchant, en tâtonnant, comme si c'était de la vue qu'il était privé, et non de l'ouïe. Cette pièce est un paradoxe : le plus improvisé des mouvements de Beethoven (on le voit courbé sur le piano, la tête dans le cornet acoustique monstrueux qu'on lui a construit spécialement pour qu'il puisse entendre encore un peu), il en est aussi le plus stupéfiant, le plus extraordinaire témoignage d'un génie qui ne fait pas la moindre concession à ses contemporains, à ses proches, à ses admirateurs, ni surtout à lui-même. Jamais Beethoven n'a chanté comme dans ce mouvement, jamais il ne s'est épanché de cette manière désespérée et pourtant fraternelle, jamais il n'a mis son cœur à nu comme ici, où l'on sent bien qu'il est déjà ailleurs, qu'il n'est revenu un instant que pour nous livrer ce monologue plus déchirant que le testament de Heiligenstadt. Personne n'entendra, mais il faut bien le dire quand-même. Quand on écoute cette œuvre sublime entre toutes (et pour une fois on peut employer ce mot sans rougir), comme le monde d'aujourd'hui nous paraît petit, mesquin, dérisoire, plat, incolore, étriqué, sans saveur ni ambition, et même, il faut bien le dire en prenant le risque de ne pas être compris, sans "sentiment(s)" (qui est bien entendu le contraire de la sentimentalité). J'ai beau chercher, même chez les "grands artistes" qui nous ont directement précédés, je ne vois rien, rien du tout, rien qui s'approcherait d'une telle beauté, d'une beauté portée à ce point d'incandescence. On pourrait dire sans trop forcer la réalité qu'il n'y a que du chant, dans ce mouvement, mais Beethoven ne sait chanter qu'avec son piano, qui est son instrument, pas seulement parce qu'il en joue admirablement et qu'il est un improvisateur extraordinaire, mais parce que toute sa pensée musicale (et j'ai presque envie de supprimer l'adjectif) passe par là, par le clavier, par cette manière de voir le monde, qui consiste en grande partie à forcer un instrument à percussion (Hammerklavier) à être la voix des voix, d'en être l'essence, et la quintessence : encore une fois, il s'agit d'alchimie. C'est dans la transformation, et par elle, que peut se révéler la vérité. Il y faut ce passage d'un état à un autre, d'un son à un autre, d'un métal à un autre, il y faut le mouvement de la transmutation pour que l'homme saisisse un peu de ce que le monde a à lui dire. Les choses arrêtées ne parlent pas, elles ne sont que des fantômes. Gilels et Furtwängler, par la largeur de leur âme, par la densité de leur sonorité (jamais entendu un piano pareil…), et par cette qualité d'abandon à la musique, en qui ils ont toute confiance, peuvent refaire le chemin pour nous, comme si ce chemin venait de se dévoiler sous leurs pas, sous nos pas. Nous allons, avec eux, dans un lieu où personne n'est jamais allé avant… maintenant ! Le son de Gilels, c'est le son de l'inconnaissable, de la terra incognita, dans laquelle un homme s'avance et parle, ou chante, dès lors qu'il a abandonné tout espoir de dialogue avec ses frères humains. Quand on en est là, il vaut mieux converser avec le silence de l'infini. Lui, le musicien si désespérément humain, qui voulait tellement aimer et être aimé, s'est tourné alors vers un Dieu silencieux, absent. Pour la première fois, il construit son œuvre dans une lumière aveuglante, il n'efface pas les traces de son passage, et le chant n'en est que plus beau, avec toutes ses hésitations, ses reprises, ses tournoiements, ses impasses, ses cris, ses retours, sa révolte, ses doutes, et sa tendresse infinie… Pourquoi se cacher quand on est seul, quand on sait que personne n'entend ? Il y a dans cette musique un dévastateur sentiment de la nuit, mais d'une nuit en plein jour, d'une nuit sans fin, dont on ne se réveille pas, parce qu'elle déchire les voiles fragiles de notre enveloppe humaine, qu'elle abolit les limites du temps humain, et nous rend définitivement absents à nous-même.
[La répétition qui sauve] Le deuxième mouvement de la Neuvième (molto vivace), ressemble beaucoup au premier de la Sixième, avec son système de répétitions cumulatives. Bien sûr, le procédé n'est pas propre à Beethoven, mais il a pris avec lui un sens différent, me semble-t-il. L'accumulation de motifs qui se répètent presque à l'identique est un geste typiquement beethovénien de très profonde signification qu'il faut, pour le comprendre, mettre en relation avec la descendance musicale directe de Beethoven, je veux parler des Viennois de la seconde École, au sein de laquelle il n'y a pas, je crois, de compositeur plus beethovénien que Schoenberg. Toute la trajectoire musicale de Schoenberg indique le mal qu'il aura à se passer de la répétition, et le fait même qu'elle soit devenue la chose à éliminer à tout prix (qu'on pense à Erwartung en particulier, qui est une musique quasi insensée à force de l'avoir évacuée, mais aussi et peut-être surtout à la dodécaphonie qui traquera ses diverses hypostases dans tous les paramètres du travail compositionnel) incite à se pencher un peu sur la question. On pourrait s'amuser à classer toute musique selon ce critère unique. Il est des musiques qui répètent beaucoup et des musiques qui ne répètent pas du tout, entre les deux, tout le reste… Mais je crois qu'en envisageant le corpus musical selon un tel indice on risque de ne rien comprendre et de faire se côtoyer Beethoven et Steve Reich, ce qui serait la dernière des stupidités. Ce que pourchasse Schoenberg avec la plus intransigeante vigilance, c'est le Même. Toute la révolution dodécaphonique a le Même en ligne de mire. Pas de doublures, pas de répétitions, et une distribution "démocratique" des hauteurs, ce qui élimine du même coup toute prévalence, toute hiérarchie, et qu'est-ce que la Tonalité, sinon la hiérarchie, précisément, l'ordonnancement selon un axe vertical, le champ de forces co-ordonné des hauteurs selon leurs rapports et leurs dépendances mutuels, qui produit ce que ce même Schoenberg appellera des fonctions ? En distribuant les notes selon un code neutre (elles ne sont plus que des places, des numéros, des lieux, des points, dans la série), il veut rompre avec les fonctions harmoniques des degrés de la gamme. On a vu que, poussé à son terme, ce système était une impasse, et les quelques grands chefs-d'œuvre dodécaphoniques ou sériels doivent tout à la mémoire de ces compositeurs qui, tous, venaient du monde ancien, avaient encore dans leur sang des atavismes puissants qui ont pallié les apories du nouveau système. Il ne faut jamais oublier que, contrairement aux époques nous ayant précédés, nous connaissons parfaitement la musique des siècles passés. Imaginons un compositeur contemporain qui ne connaitrait ni Bach, ni Beethoven, ni Mozart, ni Brahms, ni Debussy, et mettons-lui entre les mains la méthode des Viennois. Alors, et seulement à ce moment-là, il sera possible de comparer la musique dodécaphonique et la musique tonale. Bref, il serait très intéressant, je crois, de montrer comment les choses se retournent, là comme ailleurs, comment la recherche de la diversité maximale produit paradoxalement une sensation d'uniformité. Combien d'auditeurs de concerts contemporains ont ressenti cette terrible lassitude à écouter des partitions qui pourtant, sur le papier, étaient hérissées des millions d'événements, ayant tous et chacun leur propre individualité, une farouche indépendance et une complète autonomie. La musique est l'art du temps, plus que tous les autres arts, et on ne peut pas le mettre à plat, le priver de cette dimension, distribuant les sons comme si cette force invisible et invincible n'était pas au-dessus d'eux, leur donnant sens. C'est ce qu'ont parfaitement compris les grands symphonistes, depuis Beethoven jusqu'à Sibélius. Le temps coule entre les notes, il est le sang de la musique, sans lui, le son meurt, comme dans ces pauvres partitions des "répétitifs américains" qui, à l'instar des "artistes contemporains", pensent qu'on peut prélever arbitrairement quelques échantillons dans le tissu vivant de l'art pour redonner vie à une pauvre momie desséchée. Quand on écoute ces affligeants "minimalistes" (les si bien nommés), on a toujours cette affreuse impression que leur pauvre musique vient de ce qu'ils ne savent pas écouter, qu'ils n'ont perçu dans la musique de leurs prédécesseurs que des paramètres sans liens, et que parmi ceux-là ils n'ont choisi que les plus grossiers, que les structures qu'ils ont décelées sont les plus molles et les plus lâches.
« jamais sa propre musique n'avait fait sur lui une telle impression » (cavatine)