dimanche 6 juillet 2014

Panne d'essence


Il y a peu de choses que je hais plus que le tourisme. À côté de lui, la pollution des océans ou Tchernobyl, c'est du pipi de chat.


Il y a bien longtemps que le tour de France n’est plus le tour de France, et ne fait plus le tour de la France ; mais cette fois-ci il doit battre un record d’extraterritorialité, d’inconséquence et d’infidélité à son nom, et à ce qui est censé être son essence, je présume — mais il est convenu que les choses ni les êtres ni surtout les peuples, ni les nations, ne doivent plus avoir d’essence, et qu’ils sont tenus de s’accommoder de quelque nom qu’on leur donne, et de quelque contenu que l’on place sous leur nom. 

Le tour de France va partir d’Angleterre, donc — mais non pas de la proche Angleterre, celle que l’on voit de Boulogne ou de Calais : non, de l’Angleterre presque la plus lointaine, au contraire, des Yorkshire Dales. Du coup on nous assure que c’est aussi la plus belle. Et l’on ne nous cache pas que cette région-là a payé des fortunes pour cette immense honneur, servir de point de départ au tour de France. De cet investissement elle attend des millions en “retombées”. Or, qu’elle soit la plus belle, ce n’est peut-être pas tout à fait vrai mais c’est loin d’être tout à fait faux. Seulement sa beauté lui vient de sa relative solitude, de son éloignement, du peu de densité de sa population, de son “défaut d’image”. Il n’y a guère que les Anglais eux-mêmes, et encore, pas tous, loin de là, pour connaître son attrait et pour y être sensibles. Cependant le tour de France et la campagne promotionnelle qui l’accompagne ont justement pour mission de mettre fin à cet état de fait. Il faut que les étrangers, et en particulier les Français, deviennent conscients de la beauté du Yorkshire et qu’ils s’y précipitent. Ce qui n’est pas dit, bien entendu, c’est que, s’ils s’y précipitent, de cette beauté et de ce caractère il ne restera rien. 

Le reportage de France 2, au journal de huit heures, hier, montrait les enchantements de Fountains Abbey et même la cathédrale de Ripon, doctement célébrée pour avoir été la source d’inspiration de Lewis Carroll adolescent. Ces gens ne laisseront donc rien tranquille ? Il faudrait interdire la publicité touristique, comme celle du tabac. Ne seraient exemptés de l’interdiction que les journaux intimes d’écrivains lus par moins de deux cents personnes (diciamo mille, per securità). 

Laurent Fabius voudrait que la France accueille cent millions de touristes. On se demande bien ce que le ministre des Affaires étrangères peut bien avoir à faire avec cela. Mais c’est qu’il est aussi ministre du Commerce extérieur, ou que du moins une grande partie de ces questions-là est passée sous sa férule. Commerce extérieur et diplomatie, balance des paiements et politique étrangère de la France, font une association presque aussi monstrueuse que tourisme et culture. La culture n’a pas plus à se mettre au service du tourisme que la diplomatie française n’a à se mettre à la remorque du commerce extérieur. Laurent Fabius croyait augmenter son pouvoir en ajoutant la responsabilité de l’équilibre des échanges à celle du quai d’Orsay. Il a en fait considérablement amoindri la dignité et le prestige de son ministère, réduit à un emploi humiliant de courtier (pour une vieille maison qui bat de l’aile).
Renaud Camus, Journal 2014