vendredi 21 février 2014

Élixir parégorique


Pour un médecin, un anti-inflammatoire prescrit par un confrère n'est jamais un anti-inflammatoire. Je ne sais pas ce qu'ils ont avec ce type de médicaments, mais c'est systématique. À chaque fois qu'un médecin me demande le nom de l'anti-inflammatoire qu'on m'a prescrit comme un anti-inflammatoire, il m'objecte qu'il ne s'agit pas d'un anti-inflammatoire. À croire vraiment que ces médicaments n'existent pas. D'ailleurs, les médicaments existent de moins en moins. Tout le monde se met à parler de "molécules". Tu prends quelle molécule, toi, contre l'insomnie ? On se croirait dans un jeu littéraire où il faut remplacer les mots simples par des mots compliqués mais synonymes. Les verbes regarder et voir sont en train de disparaître sous nos yeux. Tout le monde, désormais, visionne. T'as visionné le dernier film de Tartoflan, avec Judas Badaoui ? Je l'ai trouvé juste incroyable. Un peu avant que je me tire du conservatoire, l'épais crétin qui avait été nommé directeur et qui faisait des réunions à tour de bras adorait le vocable de "problématique". Je ne pourrai pas être à l'heure à votre réunion, j'ai une problématique avec mon chien, qu'il faut que j'amène chez le véto ! Pas de souci ! Je crois qu'on va lui administrer une molécule. D'ailleurs, à ce propos, j'ai visionné une vidéo trop cool sur Internet où le chien à la base il était pas endormi, pour le geste, tu vois, c'était complètement top, et au final il avait pas l'air du tout de souffrir, je veux dire. Le "geste" aussi, c'est un nouveau mot qu'est assez sympa, on va dire. En chirurgie ou dans le commerce, c'est clair que ça investit assez l'espace des échanges locutoires. 

On me dira que je fais comme les médecins avec la musique. Mais moi c'est pas pareil, c'est parce que je suis pas sympa limite méchant. Tu aimes ça, comme musique ? Quelle musique, où t'as vu de la musique ? Je sais, y paraît que je suis assez chiant, comme mec. Pénible gredin. Handicapé du rapport humain. Quand j'étais jeune, on disait asocial. Atrabilaire. Monsieur Non. Esprit de contradiction. 

J'aime les médicaments. J'ai toujours vécu dans et par les médicaments. À la maison, l'armoire à pharmacie était énorme. Du sol au plafond. J'adorais fouiller la-dedans. L'odeur. Essayer des choses.  Théralène en gouttes, Optalidon en comprimés, charbon. Un de mes préférés était l'Élixir parégorique. J'ai appris plus tard que ça contenait de l'opium. Un jour, à Paris, dans la rue Vieille du Temple, un clochard titubait devant moi, sur le trottoir. Il a fini par s'asseoir, faute de pouvoir continuer à marcher. Il a laissé tomber un flacon d'Élixir parégorique qu'il tenait à la main. Un bon souvenir… C'est bon de savoir qu'on a des pilules, ou des gouttes, ou des gélules, pour ça, et encore pour ça, et qu'en pleine nuit, quand on se lève en pensant que notre dernière heure est venue, on va pouvoir trouver quelque chose dans l'armoire à pharmacie qui va au moins nous soulager un peu jusqu'au matin. Rendez-nous l'Élixir parégorique ! Rien que le nom me fait du bien… Tristan et Isolde, je suis sûr qu'ils connaissaient. 

Maintenant que j'y pense, je me demande si tout ce qui déconne dans ma vie ne serait pas lié au sevrage d'Élixir parégorique…

Et maintenant que j'y pense encore un peu plus, je me demande si ceux qui nous parlent, à la radio, au gouvernement, dans les écoles, dans les journaux, dans les pharmacies, dans les mairies, ne devraient pas augmenter la dose de parégorique, pour commencer, puisqu'ils semblent tout à fait incapables d'apprendre à parler français. Cette perte presque totale du langage articulé et ordonné, ça doit venir d'une douleur affreuse, d'une chose qui les fait souffrir à l'intérieur, qui les tourmente, qui les obnubile tellement qu'ils ne peuvent plus fixer leur attention sur les mots qu'ils emploient, et qui fait qu'ils ne peuvent que régurgiter docilement la bouillie qu'on leur verse dans le gosier, ça doit être ça. Hollande, par exemple, on voit bien qu'il a un problème, qu'il n'arrive plus à prononcer une phrase sans s'arrêter tous les trois mots, Vals pareil, c'est comme s'ils avaient avalé une arête géante, ils doivent reprendre leur souffle comme une parturiente sur le point d'éjecter son polichinelle et d'en mettre plein les murs. Ils souffrent, ces pauvres gens, il faut les soulager, les péridurer au parégorique, les remplir de farine à hypnose, sinon c'est pas humain, on serait des nazis de les laisser dans cet état ! J'entends déjà ceux qui vont me dire que c'est parce qu'ils n'ont rien à dire… Non !!! Même s'ils n'ont rien à dire, il faut leur permettre de le dire, et si possible de le dire clairement. Qu'on sache si on est mardi ou jeudi. Il ne faut stigmatiser personne, les handicapés sont des êtres humains comme les autres qu'on n'a pas le droit de laisser au bord du chemin, en souffrance. Enfin moi c'est comme ça que je vois les choses. Anti-inflammatoires pour tous ! Distributions gratuites dans la rue et dans les ministères. Cures de sommeil. Nabila en perfusion. Hollande à Baden-Baden. Valls à Vichy. Pendant ce temps, on expédiera les affaires courantes, on s'occupera des Suisses et des fromages. On connaît la problématique. On a les molécules. No souci !