mercredi 26 février 2014

Le Roi des aulnes (3)


Je dis Schubert mais je pourrais dire aussi bien Schumann, et peut-être mieux. Avec ou sans Schumann ? Schubert a été plus immédiatement séduisant. Le quintette avec deux violoncelles, les trios, les impromptus, les Moments musicaux. Schumann a mis du temps mais est devenu plus important que Schubert. Au début, c'était la musique du père, incompréhensible, comme un plat dont le goût déplaît forcément au palais pas encore formé, la musique du passé, mais d'un passé trop proche pour être exotique. Une Allemagne qui ne se laisse pas aimer facilement, une Allemagne qu'on finira par aimer à travers sa proximité paradoxale avec la musique française. Les lieder de Schubert, c'est un continent en soi, et ça n'a rien à voir avec la France, c'est sans doute pour cette raison qu'on a pu les aimer facilement. Schumann est beaucoup plus difficile à circonscrire. Ça s'entend tout de suite à son harmonie, qui souvent échappe à la mélodie. Une fois qu'il est entré dans votre vie, Schumann y lance ses filets, ses ramifications, il traverse toutes les cloisons, il déborde de son lit, il rejoint Fauré, Chausson, Lekeu, Franck, Brahms, et même Debussy, il met en route une machine noire qui contamine tout ce qu'on entend. Quand vous écoutez Schubert, vous voyez la rivière, le ruisseau, vous voyez l'onde qui réfléchit la lumière, son miroitement, mais quand vous écoutez Schumann, vous êtes à l'intérieur du cours d'eau, du fleuve, vous êtes trempé, transi, glacé, et vous essayez de ne pas vous noyer tout de suite. Et c'est très difficile.