mardi 25 février 2014

La Bonne Chanson (esquisse perpétuelle)


Combien de mélodies existent-elles réellement ? Écoutant Christa Ludwig accompagnée par Bernstein, dans Von ewiger Liebe, de Brahms, c'est la question, naïve ou même insensée, que je me pose. Parmi toutes les mélodies que nous aimons, que nous croyons aimer, combien existent par elles-mêmes, sans le secours de l'harmonie ? Elles doivent se compter sur les doigts d'une seule main, si tant est qu'elles puissent avoir existé un jour. L'être existe-t-il sans l'étant ? A-t-il existé un jour une musique qui ne soit pas harmonique, même au temps de la monodie grégorienne ? Après tout, chaque note réelle est déjà, qu'on le veuille ou non, un système harmonique à elle seule, les sons purs n'existant pas dans l'instrumentarium que l'homme a développé depuis l'origine (c'est même cette particularité qui fait qu'un instrument est un instrument : qu'il possède un timbre (un visage), c'est-à-dire qu'il se distingue du son pur). Même une mélodie grégorienne s'entend en fonction d'un mode qui vient colorer et donner une résonance particulière à chaque note qui le compose. Rien n'est plat, rien n'est équivalent, dans le monde sonore. Il n'existe pas d'égalité. Les notes, dès qu'elles sont entendues par rapport à d'autres notes, prennent, quoi qu'on fasse, des valeurs et des couleurs qui créent une discrimination sensible, qui ordonne, qui hiérarchise. 

Le sens est un tyran. Le moindre trait, sur la moindre feuille de papier vierge, dit plus que lui-même, à condition qu'on le regarde.

Quand j'avais douze ans, j'ai cru inventer une gamme à laquelle personne n'avait pensé, puis une autre… J'ai dû déchanter assez rapidement : c'était seulement que je ne connaissais pas assez Debussy, ou Liszt, et pas du tout Messiaen. Peu importe, c'est toute l'histoire de ma vie de croire inventer des choses qui existent déjà. Admettons que la gamme par tons (exatonique) soit le degré zéro de la gamme, ou plutôt du mode. Elle est plate. Comme telle elle ne possède pas de direction. Elle n'est ni ascendante ni descendante. Elle ne comprend pas de sensible, de dominante, et même sa tonique n'est tonique que par convention ; elle peut changer sans que rien ne se trouble, sans qu'une tension n'intervienne, et rien ne peut donner la sensation d'une résolution, si ce n'est par un artifice extrinsèque à l'échelle proprement dite. On peut forcer la gamme par tons à donner des gages aux gammes et aux modes ordinaires, on peut sembler la contraindre, la tordre, mais ce ne sont que des parures extérieures qui ne font pas réellement partie de son être. Les accords augmentés qu'elle génère tout naturellement sont des piliers intangibles qui semblent lui conférer une froide immobilité, et chaque note, semblable à sa voisine, peut remplacer celle-là sans qu'on dresse l'oreille. Et pourtant… même un accord augmenté peut suggérer une résolution, et donc impliquer une tension. C'est un paradoxe : un accord dont l'immobilité constitue la principale saveur peut tout de même indiquer, ou suggérer, une échappée, une direction, un territoire qui ne fait pas partie du paysage intrinsèque (que pourtant il semble retenir à l'intérieur de lui). Il peut donc attendre quelque chose plutôt que rien. Il n'ouvre pas, il n'appelle pas, mais sa tranquille identité circulaire semble tout de même avoir le souvenir ténu d'autres possibles. C'est sans doute la grande qualité de la gamme par tons, celle qui a été utilisée et usée jusqu'à la corde, de suggérer cet espace mental où l'être semble flotter, sans désirs, sans projet, où l'événement est à couvert, sous la cendre, privé de ressort vital.

Quand j'écoute la Chanson perpétuelle, opus 37, de Chausson, chantée par Anne-Sofie von Otter, dans son disque La Bonne Chanson, je suis absolument certain qu'elle m'aime à nouveau, ou de nouveau. Ça ne dure que 6'45" mais c'est grisant. Ce n'est même pas qu'elle m'aime à nouveau, d'ailleurs, c'est plutôt qu'elle n'a pas pu cesser de m'aimer. Seulement, le philtre, c'est surtout moi qui l'ai bu, et c'est un philtre qui donne ce beau résultat : on sait qu'on est aimé, certes, mais on ne fait que le savoir. Plus j'y pense, plus je me dis que c'est exactement ça, l'amour : On SAIT qu'on est aimé, mais ça n'a strictement aucun effet, ça reste une phrase, une jolie phrase. C'est une chanson perpétuelle. Par conséquent, lorsqu'on vous dit ne plus vous aimer, ça n'a pas non plus la moindre incidence. La phrase a changé, c'est tout. La vie amoureuse est un canon perpétuel. Ça reprend, sans cesse, mais les voix entrent de manière décalée, jamais de la même manière, et jamais elles ne se retrouvent, jamais on ne s'y retrouve. Plus on chante ensemble plus grande est la certitude qu'on ne se trouvera jamais l'un l'autre, qu'on n'y sera jamais pour personne. In girum imus nocte et consumimur igni… Ronde hallucinée, en pure perte, allers-retours, personne ne sort du cercle, même s'il donne des coups de pied dans les murs.

Quelle que soit la mélodie, c'est l'ombre portée qu'elle creuse dans l'harmonie, qui compte. Ce sont les détours et les recompositions instantanées qu'elle impose à l'être, qui sont éloquents. Longtemps, j'ai pris le train. J'habitais en Bourgogne et je donnais des cours à Paris. Je me rappelle la dernière longue courbe sur la droite, un peu avant d'arriver. Je me mettais dans la disposition qui convenait pour percevoir avec le maximum d'intensité et d'attention la force centrifuge qui me poussait vers la gauche. Ce n'est pas seulement qu'elle poussait mon corps vers la gauche, c'est la manière dont tout, à l'intérieur de mon corps, ressentait cette poussée, ou plus exactement cette force agissante (qui paradoxalement avait l'air d'agir indépendamment de la trajectoire du train), qui me procurait une sorte de plaisir très particulier, un plaisir qui m'instruisait — et je sentais au moment-même ce savoir pénétrer et dans mon corps et dans mon esprit. Le savoir, la connaissance, en général, vient soit par le truchement du corps soit par celui de l'esprit, et ce n'est que plus tard que ces deux voies n'ont font plus qu'une. Dans mon expérience du virage en train, ce qui était fascinant, c'est que les deux portes par lesquelles cette connaissance entrait en moi étaient ouvertes simultanément. J'ai toujours associé cette sensation du virage, de ce qui nous déporte, à la puissance de la persuasion mélodique. La courbe mélodique est ce qui déplace en nous ce quelque chose… Mais quoi ? Qu'est-ce qui bouge, qu'est-ce qui nous oblige à nous constituer à nouveau, pour nous redéployer immédiatement autour d'un axe toujours neuf, sans cesse ailleurs, selon un système de coordonnées dont les points semblent varier souplement comme le font les individus d'un vol d'étourneaux en groupe, au crépuscule, dont chaque exécutant semble interpréter à la perfection la magistrale partition d'un ballet précis et grandiose ? On sent intuitivement qu'il existe un point critique, à l'intérieur de soi, qui est déplacé par la mélodie. Cette chose déportée, en nous, et parfois transportée, par la qualité d'une mélodie, par l'ombre portée que celle-ci dessine en notre harmonie intime, par la lumière et la vibration mêlées qu'elle fait naître en celle-là, c'est la preuve tangible que la musique est à la fois un art et une science qui concourent à la transformation infinie de celui qui l'entend.

La gamme par tons est essentiellement palindromique. C'est comme si elle possédait la faculté de gommer toutes les empreintes que la musique a laissées en nous, depuis le temps… C'est comme si elle s'opposait à tous les thèmes, à toutes les mélodies, les faisant tournoyer sur eux-mêmes, jusqu'à l'oubli, jusqu'à la dissolution. Messiaen l'a justement classée dans les "modes à transpositions limitées". Je ne connais rien de plus beau que ces Nuages gris, que Liszt a composés à la fin de sa vie, trouvant sans chercher et cherchant sans trouver, à l'écoute de la gamme (l'échelle sans barreaux ?) qui le conduirait enfin au-delà de lui-même… Lorsqu'on a épuisé tout le désir qui nous fut donné, transmis, que reste-t-il ?