J'ai assez tapé sur Didier Goux le blogueur pour ne pas me sentir obligé de reconnaître mes erreurs. Ayant son livre (En territoire ennemi) en mains, depuis quelques jours, je suis bien obligé de reconnaître que je l'ai souvent mal lu, lorsque ces mêmes textes étaient publiés sur son blog. La chose est assez malaisée à expliquer, et d'autres que moi le feront certainement très bien, mais il semble évident qu'on ne lit pas de la même manière un texte publié sur le Net et ce même texte imprimé sur les pages d'un livre. J'en étais d'ailleurs intimement persuadé depuis longtemps, mais j'en ai maintenant la preuve éclatante. J'avais déjà lu des textes sur écran alors que je les connaissais pour les avoir lus dans des livres, mais je n'avais pas encore eu l'occasion de faire l'expérience inverse. C'est chose faite grâce à Didier Goux et je l'en remercie. Il y a dans son livre des textes vraiment excellents et je pourrais en citer beaucoup. Commençons par celui-ci qui me semble important.
L'art
Tout le monde aime l’art et les artistes – surtout de nos jours, pensez ! Tout le monde excepté ceux qui les haïssent, mais dont la haine se voit peu parce qu’elle s’affuble d’un bon sourire et de mille gesticulations gracieuses. Et leur nom est Légion car ils sont fort nombreux.
Comment peut-on détester l’art, ou plus exactement pourquoi le déteste-t-on ? Il y a probablement plusieurs raisons réunies en faisceau, mais comme je n’ai pas la patience de les désassembler j’en retiendrai une, qui me semble promise à un avenir chaque jour plus assuré. Un artiste est au départ un poupon comme nous le fûmes vous et moi, mais qui, par la suite, développe une vision du monde, une compréhension de lui-même et des autres plus profondes, plus larges et plus colorées – on pourrait dire plus charnelles, peut-être – que les autres poupons grandis autour de lui. En un mot, il devient un être supérieur : vilain mot. Non content de l’être, il nous l’affirme et le prouve par l’œuvre qu’il crée ; non pas par vanité mais pour tenter de nous faire partager cette vision et cette compréhension – pour nous en faire profiter. De cette supériorité, tranquillement posée comme une évidence, naît presque automatiquement la haine ; laquelle s’exprime, à notre époque, principalement de deux manières, qui ne s’excluent pas l’une l’autre.
La première consiste à noyer le poisson, c’est-à-dire à diluer l’art dans tout ce qui l’entoure de près ou de loin, comme on rend inoffensif l’alcool par les litres d’eau dans lesquels on le disperse. C’est ce que font tous les jours les modernœuds angéliques qui affirment la main sur le cœur que tout art en vaut un autre, qu’il suffit qu’un artiste se proclame tel pour l’être effectivement, qu’un excellent chef cuisinier vaut un grand peintre et qu’un auteur de polars est l’équivalent d’un compositeur de symphonies – les comparaisons pouvant être multipliées à l’envi, avant d’être vigoureusement mixées en tambouille dans le grand chaudron de la “culture”. Bien entendu, et sous nos yeux, ces angéliques se transforment illico en dogues prêts à mordre, si jamais on en vient à mettre quelque peu en doute la saveur du brouet ainsi obtenu.
La seconde voie d’expression de la haine de l’art est plus détournée – je n’ose pas dire plus subtile. Elle consiste à suggérer, à laisser entendre (voire à dire carrément) que oui, en effet, les grands créateurs donnent naissance à des œuvres que ni vous ni moi, etc., mais qu’ils n’y ont pas grand mérite, au fond ; pas plus que le pommier n’en a de produire ses pommes : c’est dans leur nature, voilà tout, une particularité amusante de leur complexion. Mais pour le reste, pour tout le reste, on vous l’assure presque aussitôt et à claironnante voix : ces personnages que vous avez la naïveté de croire supérieurs, eh bien ! ils sont comme tout le monde. À hauteur d’homme, quand ce n’est pas, même, un peu plus bas.
Je pensais à cela, hier soir, en tombant par hasard et malchance, à la télévision, sur la deuxième heure du grotesque – et même assez répugnant – Amadeus de Milos Forman. Que nous donne-t-on à voir, à travers ce personnage que l’on a étrangement affublé du nom de Wolfgang Mozart ? Une sorte de guignol punk à perruque mauve, qui ne songe qu’à rire (et quel rire…), boire et fourrer les bonniches, tout en essayant (mais vainement, bien sûr) de se débarrasser de l’image encombrante de papa : c’est Œdipe aux concerts Colonne. Et puis, çà et là, vite fait sur un coin de table, parce qu’il faut bien vivre, il expédie une partition comme on pèlerait un fruit, ou telle une poule se débarrassant de son œuf sans penser à mal ni à bien.
À côté, on a droit à tous les tourments “existentiels” de Salieri, ses souffrances, ses tortures, ses doutes, sa part d’ombre, etc. Parce que, lui, Salieri, est un artiste comme il est permis de les aimer, ou du moins de ne point trop les haïr : pas de génie, mais un sens très humain de la réussite sociale – rien de dangereux pour notre propre ego en somme. Et, le film terminé, on finirait par se dire que, Mozart ne pouvant en aucun cas lui être supérieur, intrinsèquement supérieur, il est en effet bien injuste et fort discriminant pour ce pauvre Salieri que la postérité ait décidé de passer ses opéras à la trappe pour encenser ceux de l’autre Zébulon.
Il y a d’autres exemples de cette “tactique”. En premier lieu Balzac, que plusieurs de ses contemporains ont décrit comme “bête et ignare dans la vie” (Gavarni). Au point que, bien obligé tout de même de reconnaître la puissance et la profondeur de son génie, ce même Gavarni ne peut l’expliquer que par une sorte de magie, un mystérieux magnétisme qui, chaque nuit, par le simple fait de s’asseoir à sa table, transformerait ce crétin d’anthologie en un des plus grands écrivains que la France ait donnés au monde.
Anton Bruckner aussi traîne cette réputation d’imbécile heureux, de ravi de la crèche qui, de temps à autre, sans doute à son propre étonnement, laisse choir une symphonie comme une vache sa bouse. Mais, lui, c’est sans doute parce qu’il était catholique et dévot : une double jambe de bois dont on ne se remet jamais tout à fait.
Et puis, il y a la quasi-totalité des poètes. Si l’on veut bien, et du bout de la lippe, accorder de l’intelligence à Mallarmé ou à Valéry, c’est pour mieux mettre en doute celle de presque tous les autres. Pour eux, on a réanimé une vieille Grecque : la Muse. Grâce à elle, on peut transformer le poète en une sorte de poste de TSF qui se contente de répercuter les mots qui lui arrivent d’ailleurs. On se demande même si ce traîne-godillots comprend ce qu’il diffuse. Probablement pas. Ou pas tout. Ou de traviole. Ou bien il s’en fout.
Exactement comme nous, en fait.