lundi 17 février 2014

Liber mirabilis


On ne fait pas assez le rapprochement entre la grande peste (1346-1350) et l'invention de l'imprimerie, exactement un siècle plus tard. C'est à ce moment-là que le monde est passé de la couleur (des couleurs) au noir et blanc. Imaginez un peu que les deux tiers de l'Europe soient décimés aujourd'hui. Mais je ne veux pas vous donner trop d'espoir, il faut rester raisonnable. C'est bien entendu exactement le contraire, à quoi nous assistons. Et, comme par hasard, cette explosion démographique et ces afflux massifs de populations ont lieu durant l'installation du nouveau paradigme, le Numérique. On n'imprime plus le texte, on le déprime. Le texte ne s'imprime plus dans l'esprit, il est là en creux, dorénavant, prêt à accueillir tout ce qui voudra bien se couler dans l'empreinte qu'il laisse dans la cire molle des cerveaux illettrés qui peuplent désormais la cité. On n'imprime plus, on s'exprime. Comment ne pas voir que le Numérique (le nombre…) est le canal historique de la démocratie terminale, de l'égalité prise à son propre piège, celui de l'Addition infinie, hors de toute humanité, quand les périodes de haute civilisation ont toujours été des moments de soustraction.

L'intime a été enfin éradiqué, comme le souhaitent toujours tous les révolutionnaires de toutes les époques. L'extime est désormais la nouvelle Loi (ou la nouvelle frontière, frontière à la façon bande de Mœbius), dont la plupart de mes contemporains raffolent. Il faut faire avec, il faut ruser, il faut retourner l'extime en intime et l'intime en extime, tout en proclamant le contraire du contraire. Échapper au projet moderne demande beaucoup d'opiniâtreté et d'indifférence, de patience et d'humour. 

La peste ou le choléra ? Eh bien, ma foi, pourquoi pas les deux ? Quand on voit la tête de fion de ceux qui vivent encore parmi les caractères de plomb, les Demorand et compagnie, on se dit qu'il ne faut pas y aller avec le dos de la cuillère. Libération porte bien son nom, d'ailleurs, car ce journal a en effet libéré l'extime, encore un peu souffreteux à l'époque de Sartre. Il aura fallu une bonne génération pour que l'extime s'exprime à plein régime, que le crime prenne l'aspect de la farce parfaite et farcie de bons sentiments égalitaires. Maintenant que l'affaire est dans le sac, ils vont jeter la clef, et on verra ce qu'on verra, c'est-à-dire rien du tout, car entretemps, tout le monde a cessé de voir et d'entendre, de savoir et de comprendre, ce qui était le but de l'entreprise. Libération est mort, vive Libération ! Il faut croire aux miracles. 

Vous sentez un nœud coulant autour de votre cou ? Mais non, voyons, c'est seulement votre nouvelle cravate ! Vous êtes très bien mis, regardez-vous dans la glace, on dirait un employé du gaz qui fait de l'aérophagie sans le savoir. Si l'odeur vous incommode, c'est que nous n'avons pas assez serré le nœud, c'est juste une question de réglage. Quand vous ne sentirez plus rien du tout, c'est que vous serez libre !

Amen.