mercredi 19 février 2014

Paria


Tombé par hasard sur la Sixième partita par Perahia en récital, sur Youtube. Une merveille. J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Je n'ai plus de musique à la maison. Le gros Mac du studio, celui sur lequel tout se trouve, musique, images, films, tout mon travail, m'a lâché hier matin, et je crois bien que c'est définitif. Depuis quatre jours, je me traîne du lit aux toilettes et des toilettes au lit, mon dos me faisant horriblement souffrir. Je me bourre d'anti-inflammatoires, je me sers d'une ceinture chauffante, je m'allonge dans des bains très chauds, mais je reste parfois bloqué durant des heures, sans pouvoir faire un mouvement tellement c'est douloureux. Je n'ouvre même plus les volets, je reste dans le noir. Ça tombe bien, je n'ai plus de cours. Plus d'argent non plus. On dirait bien que cette fois, c'est la fin des haricots. Il ne manquerait qu'un bon petit cancer des familles pour accélérer le processus. Vivement que ça vienne. À moins que le cœur, ce serait plus rapide et moins pénible, mais ne rêvons pas, on n'est pas très en veine ces jours-ci. 

Ce Perahia, je l'aime. Il y a chez lui une sorte de droiture émerveillée qui n'exclut nullement la poésie. Honnête. C'est un musicien honnête. Ça semble bête et très insuffisant pour faire un grand artiste, mais il faut ici entendre honnêteté dans un sens très exigeant. Il faut comprendre que c'est devenu très difficile de jouer Bach ainsi. Tellement sont passés par là, on a l'impression qu'on a tout essayé. Il faut embrasser d'un coup d'oreille tout le cheminement, depuis Fischer jusqu'à Gould, qui a ouvert une brèche qui ne se refermera plus, et tous ceux qui sont arrivés par la suite, décomplexés, les mains dans les poches, se disant que tout était désormais permis. Je me souviens encore des Goldberg et des Inventions d'András Schiff. À l'époque, on ouvrait des yeux ronds ! Désormais, plus rien n'étonne personne. Chacun y va de "son style", de ses petites manies et manières, du comme ceci comme cela c'est moi, qui va durer trois ans au maximum, et après on passe au suivant. On aura tout oublié dans dix ans et Bach est en passe de redevenir un  compositeur méconnu. Il va falloir un nouveau Mendelssohn, mais je crois qu'il n'est pas encore temps. C'est amusant, parce que, bien sûr, on n'a jamais autant su, depuis les baroqueux et les "historiquement informés" qui ont suivi, on sait presque tout sur Bach, mais on a perdu ce qui donnait à cette musique ce goût d'infini. Lipatti dans la si bémol, il y aurait beaucoup à en dire, mais on entendait distinctement ce vertige, ce métal lumineux qui nous reliait à la transcendance… Il y a un goût, une saveur Lipatti, qui me manque beaucoup aujourd'hui. Oh, j'ai fait partie des inconditionnels de Gould, bien sûr, et je continuerai à l'aimer jusqu'à la mort, parce que sans lui, je n'aurais pas compris cette musique. Mais Gould, musicien génial s'il en est, était aussi un idéologue, ce qui a beaucoup contribué à brouiller les cartes, alors qu'il n'y a aucune coquetterie dans la Sixième de Perahia, aucune démonstration. Il n'a pas de message personnel à faire passer, en jouant Bach. Tout au plus pourrait-on lui reprocher le fortissimo de la toccata, qui est manifestement une concession au public, mais c'est un détail, bien compréhensible quand on est pris dans une si intense construction de très longue portée. On aime ces pianistes qui semblent toujours regretter de lâcher la touche, quand ils jouent Bach, qui pourraient presque jouer de la même manière s'ils étaient à l'orgue, chez qui le son est produit en montant (et tenu par le souffle), et non pas de haut en bas, qui soulèvent en quelque sorte le son de la corde, l'en détachent, par la volonté prodigieuse d'un cantabile qui doit être produit, à chaque fois, qu'il faut alimenter en permanence par une morale puissante, qui jamais ne se relâche. Ça ne ressemble pas du tout à Lipatti, mais il y a dans le corps de la sonorité une qualité que je nomme honnêteté qui me le rappelle très fort. C'est viril, tenu, ça ne s'écoute pas jouer. Ça fait un bien fou. Sa gigue est presque méchante mais sans brutalité inutile, la violence de cette musique suffit à convaincre les doigts, il suffit de lire ce qui est écrit, ou plutôt de l'entendre. Bach ne se joue pas, quand on est pianiste, il s'entend, ou ne s'entend pas. Tout est dans la durée de chaque note : est-elle juste ou fausse ? C'est à ça, je trouve, qu'on reconnaît les très grands musiciens, ceux qui sont musiciens avant d'être instrumentistes, mais qui sont tout de même de formidables instrumentistes. Le point précis où se rejoignent le rythme et la mélodie, et ça se joue à un centième de seconde près, pour que le son puisse parvenir à son plus haut point d'intensité, juste avant de commencer à mourir, là où la couleur se met à signifier autre chose que la couleur, où elle injecte dans le contrepoint une dimension transversale qui le multiplie par lui-même. À ce moment-là peut commencer autre chose que des sons enfilés les uns sur les autres avec plus ou moins d'habileté. Quand on est un vrai croyant, comme l'était Bach, on n'a pas un rapport facile avec Dieu, ce n'est pas une berceuse qui va calmer les angoisses de ceux qui sont sur ce chemin.

J'ai passé un petit moment à parler (si l'on peut dire) avec M., qui est réellement très gentille. Elle m'a cueilli au pire moment, je n'ai pas eu la force d'être très poli. Tant pis pour elle (ou pour moi, plutôt). Je ne sais pas comment je vais faire pour récupérer tout ce qui se trouve sur le Mac du haut, et je ne peux pas ne pas interpréter cette panne, ajoutée au corps qui me lâche, comme un signe du destin. Il faut bien se rendre à l'évidence, quand ce qu'on produit n'intéresse personne. Ce qu'on en pense n'a alors plus aucune importance, et je crois être assez lucide. Si je suis tout à fait honnête, je dois dire qu'elle m'écrivait justement pour me dire qu'elle avait le désir de m'acheter un tableau… Mais même si c'est la réalité, ce n'est pas ce qui me sortira de la panade, loin de là. Si je ne peux même plus travailler, faute d'outil, que me reste-t-il ? Heureusement le monde qui m'entoure est devenu en très peu de temps si laid que l'envie de s'incruster est naturellement assez timide. Là aussi on doit considérer que tout ce qui arrive est une chance.

Sur Youtube toujours (faute de grives…), je vois qu'on propose… de la musique pour se relaxer. Le malentendu est total. On ne voit pas comment on pourrait aller plus loin. Plus ça va plus je crois qu'il faut réduire drastiquement tout ce qui ressemble de près ou de loin à la culture, à l'art, couper les subventions, fermer les théâtres, les conservatoires, interdire les concerts, les expositions. Tout cela n'a plus aucun sens. Il y aura bientôt un million de pianistes sur Terre, par exemple… T'imagines le boucan, s'il leur prenait de jouer tous ensemble, ces cons ! L'industrie du disque… Ils vont nous emmerder longtemps avec ça ? L'industrie culturelle… Allez hop, tous aux champs, les vendanges, les foins, dans les hôpitaux, à réparer les routes, n'importe quoi plutôt que de continuer. La Chambre anéchoïque pour tous, voilà mon programme ! Leur apprendre un peu à quoi sert l'oreille ! Tout à l'heure, sur Facebook, j'écoute une horreur, un Ravel par Argerich et Lang Lang. Nul, vraiment nul, honteux. Le Lang Lang il déchiffre, ou quelque chose comme ça, ou alors il est beurré, mais ce serait encore une version optimiste des choses. Argerich, elle fait de l'Argerich, bien sûr. Comme c'est quelqu'un que j'aime bien qui a déposé ce machin sur son "mur", je me risque à dire ce que j'en pense… Et là, un abruti de "musicien" (sic), vient me dire qu'« Argerich est géniale » et que je suis un crapaud. Pauvre type. Il n'a rien écouté (sinon c'est très inquiétant), mais il va répétant qu'Argerich est géniale, ça lui suffit. Voilà, c'est exactement ça, l'art et la culture aujourd'hui. Des sourds qui parlent à d'autres sourds. Si Argerich est une pianiste d'exception, ce que je ne cherche pas du tout à nier, est-ce que ça doit m'empêcher d'écouter ce qu'elle fait ? Eh bien la réponse est OUI. Vous n'avez pas à écouter, vous avez seulement à répéter ce qu'on dit à longueur de journée. Dès que vous faites mine de dire autre chose, vous DÉRAPEZ. J'ai dérapé, Seigneur ! J'ai beaucoup dérapé !!! Évidemment, je ne prétends pas être surpris, pas du tout, c'est même cette absence totale de surprise qui est très inquiétante. Il faut partir du principe que NOUS SOMMES TOUS PAREILS. Donc, puisqu'ils sont sourds, il faut l'être également. J'ai un peu de mal à me mettre cette règle fondamentale dans la tête, c'est pour ça que je dérape encore un peu, dès que je sors dans le monde, mais ça va venir, oh là là, un peu de patience, quoi ! Laissez aux vieux le temps de s'acclimater à votre monde de merde, ils ont un handicap lourd, ne vous en déplaise !




(à Madame Macha Kanza)