samedi 13 juillet 2013

Sirop d'orgeat



Dire qu'aujourd'hui je pourrais peindre avec du sirop d'orgeat qu'on n'en vanterait pas moins le brillant de ma peinture ; mais il fallait voir la sale couleur que j'avais sur ma palette, à l'époque où déjà les gens me traitaient de révolutionnaire ! Je puis dire, du moins, que c'était sans enthousiasme que je nageais dans le bitume ; j'étais maintenu dans cette voix par un marchand de tableaux, le premier qui m'ait donné des commandes. Bien plus tard, je devais avoir l'explication d'une telle passion pour la peinture noire. Au cours d'un voyage en Angleterre, j'avais fait la connaissance d'un amateur qui disait avoir un Rousseau… M'ayant emmené chez lui, il me fit entrer dans une pièce en marchant sur la pointe des pieds, par respect pour l'œuvre du maître, et, ayant soulevé un voile qui cachait un grand cadre, il me dit en baissant la voix : « Regardez !… »
 « — N'est-ce pas un peu noir ? » risqu'ai-je, en reconnaissant un de mes anciens produits. Mon hôte, réprimant un sourire devant mon manque de goût, se lança dans un tel éloge de sa toile que je ne pus m'empêcher de lui dire que j'en étais l'auteur. Ce qui suivit me vexa un peu. Le brave Anglais changea subitement d'avis sur la beauté de son acquisition. Il ne se gêna pas pour accabler, devant moi, de malédictions, l'effronté voleur qui, en guise d'un Rousseau, lui avait collé un Renoir… 
(Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne, Degas, Renoir)