samedi 6 juillet 2013

Cortège


La chose s'est abattue sur moi sans crier gare, rien ne me préparait à cette émotion suffocante. C'est Robert Redeker qui a déposé sur sa page Facebook un lien conduisant à un reportage sur Marie Noël. J'ai regardé ces quelques images, datant de 1959, sans prêter attention au fait qu'elles allaient se terminer par une récitation, celle d'Office pour l'enfant mort, par Madeleine Robinson.

« Elle est le seul poète à m'avoir bouleversé depuis une vingtaine d'années. » disait Montherlant de Marie Noël. En entendant ce poème merveilleux (au sens ancien de merveilleux : terrible, terrifiant) et si doux, d'une douceur formidable, j'ai été saisi par je ne sais quel fer brûlant qui m'a transpercé l'âme et la chair. Le seul poète à m'avoir bouleversé depuis vingt ans ? Sans doute pas, mais il me faut bien admettre que cette puissance, cette force, ce déchirement, j'ai du mal ce soir à en trouver un équivalent dans les poésies que je lis et que j'aime d'ordinaire. La beauté inouïe de cette poésie tient à ce que rien dans ses mots, dans ses phrases, dans sa forme, et même dans l'idée qui en sous-tend le propos, absolument rien ne prépare à la violence avec laquelle elle va nous atteindre, nous atteindre sans aucun détour, avec la simplicité presque brutale de l'innocence. C'est une beauté incompréhensible, sans fard, sans séduction et sans calcul, une beauté qui doit tout à la vérité et rien à l'artifice.

Je me demande maintenant si, lisant ce même poème au lieu de l'écouter, j'aurais ressenti la même émotion. Il y a une forme de poésie sur laquelle nos yeux désormais glissent, discréditée par tant et tant de poètes qui nous ont éblouis, par une forme de virtuosité dont la séduction toujours renouvelée a occupé une grande partie du siècle dernier. Il est tout de même très étonnant, pour quelqu'un qui comme moi vénère Mallarmé, par exemple, de se faire soudainement la réflexion qu'on donnerait volontiers la moitié de tout ce qu'il a écrit pour cette unique poésie de Marie Noël. Par quoi nous empoigne-t-elle avec cette autorité irrécusable ? Ou devrais-je dire plutôt m'empoigne-t-elle, car je sens bien qu'elle me parle directement, avec une voix que je connais, que je reconnais, et c'est cette voix singulière qui me bouleverse au plus profond. Marie Noël ne cherche pas à emprunter la voix des mères, de La Mère, elle trouve, sans chercher dirait-on, la voix de ma mère, et c'est cela le miracle.

Ce que j'entends, c'est un hurlement doux, la chair qui se déchire par amour. Si je n'avais pas peur du blasphème, je parlerais de Paul Desmond, et de sa douceur insupportable, mais c'est encore trop peu dire. Ce n'est pas son fils, qu'a perdu Marie Rouget, c'est son frère, le jour de Noël, et pourtant, ce qu'on entend dans ce poème c'est le hurlement d'une mère à qui on arrache son enfant. Les cercueils de quatre-vingt centimètres de long sont trop légers, je le sais. Ils ne s'enfoncent pas dans la terre, ils restent en travers des gorges, des ventres, comme des navires en perdition qui continuent à envoyer leurs signaux de détresse pour l'éternité. Le temps s'arrête alors, l'aiguille de l'horloge reste plantée là, comme une lame rougie et butée qui chaque jour fait son office atroce, sans lassitude et sans même de méchanceté, et c'est encore pire.

« Rentrez chez vous et grand merci !… » mais la mère reste là, jusqu'à sa propre mort debout, car elle a d'autres enfants qui lui réclament tout, et elle le leur doit, même en cet instant qui va durer toujours. « La sombre heure arrive à présent », qui va recouvrir toutes les autres d'un voile affreux, sans qu'elle puisse même se plaindre, s'arrêter et se couvrir de terre elle aussi. « Mais en vain le long du chemin Ont sonné les cloches, en vain » quand la mère suppliait, un jour sans médecins, pour avoir un peu de pénicilline, et puis même, cela ne l'aurait pas sauvé, cela n'aurait pas suffi… Et si Dieu non plus ne l'a pas voulu… que reste-t-il ?