Le vrai travail a été en effet dévalorisé en occident au profit du "créatif " en bureau, du publicitaire, du communiquant, de l'artiste sans métier et j'en passe (une pensée émue pour Orimont au passage). Même la recherche scientifique ne fait plus recette auprès des nouvelles générations, à l'exception de la sociologie, et pour cause ! Ne parlons pas du travail manuel, qu'il soit le fait d'artisans ou d'ouvriers en usine, apanage de la culture populaire, totalement méprisé depuis 68. D'ailleurs les ouvriers ne travaillent plus guère avec la direction ni le bureau d'études comme hier, ce qui favorisaient des rapports humains et souvent d'estime entre les uns et les autres. Mon cousin, aujourd'hui à la retraite, directeur général de Saint-Gobain, me racontait à quel point il admirait le savoir-faire de certains ouvriers et le plaisir qu'il avait à les regarder opérer et à les faire parler de leur travail. Aujourd'hui ils ne se voient plus, ne se connaissent plus, ne se parlent plus. Les travailleurs manuels, au sens large du terme, sont les soutiers de la société laquelle ne leur est plus reconnaissante de rien. Pas étonnant que cette société-là soit en phase avec l'islam lequel abhorre le travailleur manuel, le besogneux qui gagne son pain à la sueur de son front, sa sympathie n'allant qu'au marchand, au lettré (en religion), au poète de cour hier, voire à la rigueur au médecin, c'est-à-dire à ceux qui gagnant leur vie sans effort et sans se salir les mains et en imposent par leur belle apparence, à une exception notable près : le guerrier. Les uns ont pour eux leurs mains blanches, l'autre ses mains teinté du sang des mécréants mais aucun n'a les mains "sales".
Ah, les "créatifs", quelle sale race en effet ! Par effet de contraste, ils me rendent fier d'appartenir à celle des musiciens. Les créatifs croient créer, inventer, alors qu'un véritable artiste ne fait que révéler (dé—couvrir) ce qui le traverse à un moment donné, ce qui se montre, ce qui monte à travers lui. Il ne choisit pas. Dieu crée, les hommes ne font que trouver, retrouver, rappeler à eux les motifs que Dieu a laissé tomber de son génie, les ordonner, les débarrasser de la gangue opaque qui les entraîne vers la nuit des temps. Un musicien travaille de ses mains au moins autant que de son esprit. Il aime ses outils, ses instruments, les respecte, les entretient, les protège. Finalement, un compositeur a plus à voir avec un peintre qu'avec un écrivain, même s'il s'exprime avec des phrases. Un compositeur qui ne serait pas instrumentiste ? Ça doit exister, bien sûr, mais c'est très rare (sauf dans la "musique acousmatique", et ce n'est pas un hasard). Il y a de l'artisan chez le musicien, comme chez le peintre. "Faire sa technique trois heures par jour"… ! quel écrivain aurait l'idée saugrenue de "travailler", en ce sens-là ? J'aime que le mot "technique" veuille dire quelque chose pour un musicien, comme pour un peintre, comme pour un ébéniste ou un danseur. Qu'est-ce que la technique, si ce n'est la reprise inlassable du problème de l'art, de la manière dont il peut parfois se frayer un chemin jusqu'à nous, avançant entre les rocs coupants de la maladresse humaine ?
Regarder un ouvrier travailler ? En effet, plus personne ne fait ça, sauf dans ces reconstitutions muséales qu'adorent les festifs dégénérés qui ont besoin qu'on leur explique que le lait sort du pis des vaches et qu'on peut faire de la musique avec autre chose que des ordinateurs et des platines. N'importe quoi, la plomberie, la menuiserie, la maçonnerie, la peinture, la danse, la percussion, peu importe. Regarder un ouvrier travailler, j'ai adoré le faire, quand j'étais enfant. Ça me donnait des frissons, je me sentais dans une espèce d'état second que j'ai longtemps associé au plaisir. Ce qui compte, c'est la qualité du geste, l'attention, l'efficacité sans l'effet, l'enchaînement des états du corps et de l'âme qui rendent possible un travail bien fait, la tension mentale et physique en vue d'une résultat tangible, palpable, vérifiable, et si possible beau. Mais le "vérifiable" est très important. Se demander si ça fonctionne ou pas, si c'est juste ou pas, si c'est réussi ou raté… Dans bien des occasions, dans la plupart des occasions, le juste coïncide avec le vrai, le réussi avec le beau, comme dans le cas, emblématique pour moi, de la course à pied.
La musique est faite d'une succession de tensions et de détentes. C'est en grande partie l'harmonie qui prend en charge cette manière de se mouvoir dans le temps, d'avancer le long de cet axe souple (un peu à la manière d'un reptile), bien plus que le rythme. C'est l'énergie crée par le passage de la tension à la détente, ou l'inverse, qui fait que la musique avance. Quand le mouvement harmonique est juste (c'est-à-dire nécessaire), les gestes semblent naturels, et la matière mélodique peut s'épancher comme elle l'entend elle-même, parce qu'elle respire à l'intérieur d'un pays qui est le sien. "Harmonie" est un mot sur lequel il faut se pencher très longuement. Ce n'est pas pour rien que des milliers de traités ont été écrits sur le sujet. Le "vrai travail" est harmonie, ou l'harmonie est un vrai travail. De Machaut à Bruckner, quel trajet fabuleux, quelle aventure philosophique et métaphysique ! Tous ces grands musiciens ont été des ouvriers, dans le plus beau sens de ce mot, tous se sont salis les mains, ont étudié les mille manières d'aller de la tonique à la tonique, et d'une tonique à l'autre. Et ce n'est pas Schoenberg qui me démentira, lui qui était le plus ouvrier des musiciens.