dimanche 14 juillet 2013

Jacques le musicien


« Qu'est-ce qui t'arrive, t'es aveugle ? »

Il s'adresse à un professeur qui arrive au conservatoire avec des lunettes de soleil. Je l'ai aimé pour ça, pour ce genre de remarques. Pas seulement. Après une carrière internationale de flûtiste, il avait ce tout petit bureau, si modeste. Une simple planche posée sur des tréteaux. On était toujours dans la pénombre, dans son bureau. Quelques livres sur les étagères, ses boîtes de flûtes, ses pipes, quelques reproductions de peinture soigneusement choisies. Un directeur comme ça, c'est extrêmement rare. 

Je n'ai jamais supporté les gens qui se font prendre en photo avec des lunettes de soleil. C'est à peu près du même ordre que quelqu'un qui vous parle en mâchant du chewing-gum, la bouche entr'ouverte. 

Le matin, il faisait ses deux heures de grec et de latin, quoi qu'il arrive. 

J'aimais beaucoup qu'il me raconte la vie à Cuba. Les maisons des stars de cinéma, abandonnées précipitamment. Il avait été logé dans celle de Kim Novak, je crois, à moins que ce ne soit celle de Joan Fontaine, il y avait encore les draps de l'actrice dans sa chambre à coucher. L'orchestre national sans piano. Il avait fallu aller en chercher un dans une de ces somptueuses villas du bord de mer. Les instruments manquants ou presque inutilisables tellement ils étaient abîmés. Le matériel d'orchestre aussi manquait souvent.

Je l'ai aimé parce qu'il m'a appris à écrire. Chaque fois que je devais écrire quelque chose, même un texte insignifiant, pour un programme de concert ou quelque chose de cet ordre, j'avais droit à des engueulades mémorables. « Tu ne sais pas écrire français ! » « Ça ne veut rien dire. » Il avait raison, bien sûr. Il avait toujours raison, même quand il m'agaçait prodigieusement, surtout quand il m'agaçait prodigieusement. Il m'installait chez lui, et j'avais une copie à rendre une heure plus tard… Je l'ai aimé parce qu'il m'a écouté jouer, vraiment écouté. Il n'était pas obligé. Je l'ai aimé parce qu'il m'a fait confiance, et surtout parce que sans lui je n'aurais pas lu, ou si peu. Il me faisait honte. Tu n'as pas lu ça ? Ça non plus ? Mais comment est-ce possible ? C'était le genre à intégrales, lui. Quand il commençait à lire un auteur, il lisait tout, du début à la fin. Et puis il recommençait. 

Il écrivait, aussi. Très bien. J'ai rarement lu une aussi belle langue. Ni classique ni moderne. Complètement hors l'époque. Aucun maniérisme, aucune pose, tellement au-dessus de tout ce qui se fait actuellement.  Il n'avait jamais envoyé quoi que ce soit à un quelconque éditeur, il le faisait pour sa femme, mais j'ai eu la grande chance de lire un peu de ses manuscrits magnifiques. Il racontait, avec une précision splendide, son enfance pauvre en Bretagne, la guerre, les bombardements, la venue à Paris, à pied, pour entrer au conservatoire. « Tout est vrai. » C'était très important pour lui : ne rien ajouter, ne rien enjoliver, ne pas mentir. Une mémoire prodigieuse, qu'il cultivait, patiemment. Mallarmé, Debussy, une certaine forme de génie très français, et une intransigeance de paysan. Une culture historique impressionnante, l'amour de la philosophie, qu'il avait étudiée seul, en autodidacte. Il écrivait de la poésie, un peu trop mallarméenne à mon goût, mais pleine d'éclats merveilleux. Il avait été beau comme un dieu, extrêmement séduisant, ma mère était sous le charme. 

Quand Richter est venu en France pour la première fois, c'est lui qu'on avait désigné pour repérer les fautes du Maître, pendant le récital. Il était en coulisse, avec la partition, et il était chargé de faire des croix là où Richter accrochait, afin qu'on puisse éventuellement corriger quand on en ferait un disque, le concert étant enregistré. Je n'aurais pas aimé être à sa place. J'ai joué avec lui, quelques rares fois, et j'ai même écrit de la musique sur un de ses textes. Mais je me rappellerai surtout les très nombreuses soirées où il m'invitait chez lui, et où j'étais toujours reçu comme un roi, après quoi je rentrais chez moi tant bien que mal, tellement nous avions bu.

Ne pas mentir. Affronter l'adversité. Ne jamais avoir peur. Bien longtemps qu'il avait rendu sa carte du Parti communiste. Il avait dû se battre contre eux, par la suite. Il les avait fait plier, à plusieurs reprises. Ils en avaient peur. Le laissaient tranquille pour cette raison. Il ne craignait pas de passer pour ce qu'il n'était pas, il en rajoutait même un peu. Tant pis pour les cons. Il avait souvent dû se battre, alors il croyait qu'il fallait continuer comme ça, jusqu'à la mort. Souvent, on arrivait au conservatoire avec la peur au ventre. Ouverte, la porte de son bureau, ou fermée ? C'était un roi, souvent de mauvaise humeur, presque toujours. Je me rappelle une soirée chez moi que nous avions passée, presque entièrement, à  nous engueuler. Il ne s'avouait jamais vaincu. Même s'il avait tort.

Je crois que ce qui nous a réunis est vraiment ce qu'on a le droit d'appeler l'amour de la musique, un amour bestial, un amour d'animal blessé qui ne peut s'empêcher de revenir et revenir encore à la douleur aiguë qu'il a éprouvé au commencement. Je réalise aujourd'hui que les quelques uns qui ont été des pères pour moi avaient tous en commun cette sensibilité hors du commun, presque maladive.

Nous avions des goûts très opposés, sauf pour les grands chefs-d'œuvre. Le 21e de Mozart, le Pâtre sur le rocher de Schubert, les quintettes de Mozart, la 9e par Furtwängler, la 6e partita par Gould, et puis Schumann, évidemment, qu'il avait étudié au conservatoire avec Marcel Beaufils. Je n'ai jamais osé parler de Pelléas avec lui. J'aurais eu l'impression d'entrer par effraction dans son intimité. Il jouait Syrinx comme personne.